En marge de la Journée mondiale de la démocratie, Tiégoum Boubèye Maïga, journaliste et acteur du mouvement démocratique au Mali, livre sa vision de la démocratie avec ses hauts et ses bas. Entretien.
Mali Tribune : En dehors de la définition d’Abraham Lincoln sur la démocratie, selon vous, qu’est-ce que la démocratie ?
Tiégoum Boubèye Maïga : Je pense qu’on ne peut pas sortir de la définition initiale en ce sens que quand on prend cette définition, on se rend compte que la démocratie est un régime qui est là pour le bien-être des populations. C’est le peuple qui donne le pouvoir pour atteindre un certain nombre d’aspirations. Ce sont notamment des aspirations au bonheur, à la santé, au bien-être et à la prospérité. Mais dès qu’on ne peut pas accomplir ces objectifs, le peuple a le droit de vous changer.
Le peuple change ses dirigeants autant de fois que cela est possible toujours dans la perspective d’atteindre son bien-être. Et dans ce sens, je pense que les élus et les gouvernants doivent travailler à être plus légitimes aux yeux des populations.
Mais, malheureusement, on a tendance à voir dès que les candidats sont élus, ils sont complètement coupés de ceux qui les ont mis là. Ils travaillent pour eux-mêmes, pour leur famille et ils favorisent la corruption, le népotisme… ce qui délégitime un peu cette notion de démocratie qui les a portés là. Cette attitude nous amène dans des dérives comme les coups d’État.
Les populations souvent applaudissent les coups d’État, mais la vérité à mon avis, c’est la crise la plus extrême de la démocratie. Les gens pensent que ce sont des solutions, mais les coups d’État ne sont pas des solutions. La preuve, nous sommes au Mali et cela fait trois ans, qu’on est dans un coup d’État et que nous ne sommes allés nulle part.
Au Burkina Faso, c’est la même chose, ils ne sont allés nulle part et le Niger vient d’en faire et ils n’iront nulle part. Tant que ce ne sont pas les populations qui désignent leurs représentants, tous ceux qui viennent par la force des armes ne sont là que pour eux-mêmes.
C’est cela la définition d’Abraham Lincoln, être vraiment là pour le bien-être des populations.
Mali Tribune : En 2007, l’Assemblée générale des Nations unies a mis en place la Journée mondiale de la démocratie l’occasion pour chaque État de réévaluer l’état de la démocratie dans son pays. Quels sont les critères pour jauger la santé démocratique d’un État ?
T B. M. : D’abord il y a ce qu’on appelle les critères de bonne gouvernance. La bonne gouvernance, ce n’est pas seulement la redistribution des biens entre ceux qui sont proches de toi. Parce que, généralement, on remarque que les partis majoritaires ne redistribuent qu’à leurs militants ou aux membres de la famille du président ou à ses proches. La redistribution doit-être accessible et tout le monde doit bénéficier des richesses du pays. Pour moi, c’est un critère important parce que, la corruption découle de là et cela gangrène un peu le système démocratique.
Deuxième critère, il faut que le peuple ait le pouvoir de désigner ses représentants de manière régulière tous les cinq ans pour certains et sept ans pour les autres.
Troisièmement, je pense que l’un des critères le plus important de la démocratie, c’est l’information. Un peuple qui n’est pas bien informé ne peut pas faire les bons choix. Il faut que le peuple sache sur le plan de la santé les programmes qui ont été mis en œuvre et quels sont les impacts sur leur quotidien. Sur le plan financier, quels sont les impacts et les dysfonctionnements. Donc, c’est un peuple bien informé qui peut bien choisir ses représentants.
Quatrième critère, il faut qu’il y ait la liberté d’expression. Même si les gens sont libres et qu’ils ne peuvent pas s’exprimer librement, on n’est pas dans une démocratie. Malheureusement, cela se remarque que ce soit au Mali, au Burkina Faso, en Guinée Conakry ou au Niger. Parce que ce sont des régimes qui sont venus par les armes ces derniers temps, tout ce qui est contraire à leur vision qui va à l’encontre de ce qu’ils disent pour eux, ça constitue une menace. Et les vecteurs de cette menace, il faut les mettre à l’écart.
Aujourd’hui, les gens ont peur de s’exprimer quand nous voyons la manière dont on traite les gens qui parlent, tu te dis mieux vaut te taire. Tous ces critères sont indispensables pour qu’il y ait la démocratie.
Mali Tribune : Quelle analyse faites-vous des 32 ans de la démocratie malienne ?
T B. M. : J’entends beaucoup de gens qui limitent l’existence du Mali à 1991. Or, avant 1991, le Mali vivait, le Mali a vécu, le Mali a connu ses heurts et il a connu ses coups d’État. Mais il y a une certaine propagande qui a mis dans la tête des Maliens que toutes les misères du pays sont liées à l’avènement de la démocratie. Mais les Maliens ne sont pas dupes. Je pense que tous les acquis qu’on a de 1991 à maintenant que ce soit, les acquis économiques, culturels… c’est la démocratie.
Oui 30 ans, il faut faire le point de la démocratie. 30 ans, il faut qu’on trouve le temps de nous asseoir pour faire le point de la pratique démocratique. Il y a des dysfonctionnements de la démocratie qu’il faut corriger. On n’a pas besoin de 250 partis politiques. Quand on le faisait en 1991 dans l’euphorie de la chute de Moussa Traoré, c’était une revendication, on disait le multipartisme intégral, c’est ce qui nous a amenés à 300 partis. Il faut s’asseoir et dire que les 300 partis, ça ne peut pas marcher. Quels que soient les problèmes, il n’y a pas de régime mieux que la démocratie pour le moment. C’est la démocratie qui permet aux différents pouvoirs de se contrôler entre eux-mêmes. L’Assemblée nationale contrôle le gouvernement et la justice, contrôle tout le monde.
Mais une fois que ce sont des pouvoirs issus des coups d’État comme on le vit, le pouvoir exécutif a tendance à mettre tout le monde dans sa poche et du législatif et du judiciaire.
Ceux qui sont sur des tons nostalgiques parlent du régime CMLN et de l’UDPM, ils n’ont pas vécu ça. Ils n’ont qu’à demander aux travailleurs qui pouvaient faire 120 jours sans salaire. Ils n’ont pas vécu au temps où les élèves partaient à l’école chacun son table banc sur la tête. Ils n’ont pas vécu le temps où tu peux aller à l’hôpital toute la journée, tu n’as pas un infirmier qui peut s’occuper de toi.
Mali Tribune : A l’échelle mondiale, la démocratie est en net recul. En 2021, seulement 45,7 % de la population mondiale vit dans une démocratie, selon les calculs de The Economist. Comment vous expliquez ce recul ?
T B. M. : C’est l’insatisfaction et, comme malheureusement, à côté, vous avez des propagandistes, ils utilisent ces insatisfactions pour berner les populations. Votez pour nous, vous allez voir. La démocratie vous a floués, ce sont des menteurs.
Tant que nous avons ces gens-là qui profitent des faiblesses de la démocratie, souvent les populations ont tendance à douter. C’est une solution de facilité. La démocratie n’est pas facile, c’est tous les jours qu’il faut la pratiquer. Or ces gens viennent avec des solutions clés à main, mais au bout d’un ou de deux mois, la machine est complètement grippée.
Je pense que la démocratie gagnerait à mettre en avant ses vertus.
La corruption, ce n’est pas seulement au Mali ou en Afrique, c’est partout. Et partout, on explique aux gens que c’est la démocratie qui fait ça. Dans ce contexte, c’est normal qu’on constate de temps en temps des reculs que ce soit en Amérique du Sud, en Europe ou en Afrique. Ça recule parce que, c’est bon et c’est parce que c’est dur à appliquer. Être un démocrate, ce n’est pas une sinécure.
La Rédaction