La Zone de libre échange économique en Afrique (Zlecaf) comporte beaucoup d’opportunités, mais il existe pas mal de défis à relever pour y arriver. Economiste, recteur de l’Ucad, Pr Ahmadou Aly Mbaye a indiqué la voie à suivre.
La mise en œuvre de la Zlecaf a été le thème central du sommet des Think Tanks africains (African Think Tank Summit), qui s’est tenu à Lusaka du 8 au 10 novembre 2023, en partenariat avec le Gouvernement zambien et la Fondation pour le renforcement des capacités en Afrique (ACBF).
Le Recteur de l’UCAD a été invité pour prononcer un discours introductif (Keynote speech) à la table ronde ministérielle portant sur le sujet : « State of CFTA implementation : facts, figures and readiness of African countries » (l’état de la mise en œuvre de la Zlecaf : Une analyse des chiffres, des faits et du niveau de préparation des pays africains, NDLR). Pr Mbaye a présenté un ensemble de données factuelles sur le commerce intra-africain et sur le commerce international en Afrique, pour dit-il mieux mettre en perspective le projet de la Zlecaf. « Les déficits commerciaux chroniques que connaissent toutes les zones économiques africaines (CEDEAO, CEMAC, CEEAC, CAE, SADC), obligent tous les pays à compter sur les flux financiers internationaux pour financer ces déficits.
Ce qui, dans le contexte actuel d’un marché financier international, marqué par une rareté et un renchérissement des capitaux, se traduit dans presque tous les pays du continent par des tensions de trésorerie de tous ordres affectant les finances publiques et les investissements », explique l’économiste. Pr Mbaye a aussi insisté sur la structure du commerce international des pays africains, dont les principaux produits d’exportation sont constitués de produits de base (agriculture, mines) correspondant à des niveaux très faibles de valeur ajoutée et de complexité. « De plus, malgré les dynamiques démographiques faisant de l’Afrique le réservoir mondial de main-d’œuvre, les pays africains détiennent les records mondiaux de coûts de la main-d’œuvre plutôt expliqués par la faiblesse de la productivité que le niveau des salaires nominaux », ajoute-t-il.
Élimination des barrières tarifaires pour 90% des produits échangés
Il en tire comme conséquence la très faible part des pays africains dans les exportations mondiales de produits manufacturés, dans lesquels les pays en développement ont toujours eu un avantage comparatif par rapport aux pays développés. Ainsi, révèle-t-il, aucune région économique du continent n’atteint un niveau d’exportations manufacturières supérieures à 0,5% du niveau mondial, à l’opposé des pays asiatiques, devenus par la force des choses les usines du monde. Ce qu’il a caractérisé de désindustrialisation précoce en Afrique. Et comme si tout cela ne suffisait pas, le Covid19 et la crise ukrainienne sont venus significativement renforcer toutes ces tendances défavorables.
Selon le conférencier, la Zlecaf a suivi un long processus de maturation ayant commencé avec le traité d’Abuja en 1991 jusqu’à sa ratification en 2019 par 54 pays africains. Il a rappelé l’objectif général de la Zlecaf qui consiste à créer un marché commun pour les biens et services et les investissements, et la mobilité de la main-d’œuvre. « A terme, elle devrait se traduire par l’élimination des barrières tarifaires pour 90% des produits échangés et la libéralisation des services entre les pays membres de l’UA », rappelle Ahmadou Aly Mbaye.
Cette union douanière d’un marché estimé à 1,2 milliard d’habitants et d’un PIB cumulé de 2500 milliards de dollars devrait générer beaucoup d’avantages pour les pays du continent : le développement de chaînes de valeur régionales devant permettre d’exporter de biens à plus grande valeur ajoutée, la génération d’économies d’échelles par une spécialisation plus grande des pays dans les produits dans lesquels ils ont un avantage comparatif, la mutualisation des connaissances, l’attrait de plus importants flux d’investissements en Afrique, une croissance économique plus inclusive et pro pauvre. L’exemple de la route entre Mamfe (Nigéria) et Ekok (Cameroun) Malgré toutes ces opportunités, il existe un ensemble de défis auquel il faut faire face pour une intégration effective. « Un important défi à la mise en œuvre de la Zlecaf est la faiblesse structurelle du commerce intra-africain, qui ne représente que 14% du commerce total des pays, contre 73% pour l’Europe et 52% pour l’Asie », fait observer Pr Mbaye. De plus, les pays africains échangent entre eux et exportent vers le reste du monde des produits de base (agricoles et miniers) et importent l’essentiel des produits manufacturés qu’ils consomment.
Un autre important défi à la mise en œuvre de la Zlecaf est la part des droits de porte (droits de douane et autres taxes indirectes) dans les recettes budgétaires des Etats. « Une baisse drastique de ces recettes pourrait occasionner des manques à gagner considérables », prévient-il. Une autre menace à la mise en œuvre de la Zlecaf, selon le conférencier est constituée de ce qu’il appelle les rigidités structurelles, notamment la faiblesse des infrastructures devant soutenir la production et la commercialisation des produits à grande échelle, surtout dans le domaine des routes, de l’énergie ; mais aussi l’importance et le manque de transparence des procédures fiscales et douanières en cours dans les pays. Toutes choses qui, selon lui, sont de nature à décourager les investissements privés domestiques et internationaux. Il a également souligné le comportement néfaste de certains groupes d’intérêt, dont les actions opportunistes conduisent à une cartellisation du marché de plusieurs produits et le gonflement artificiel des prix, renchérissant ainsi les coûts de production des entreprises. Il a à cet égard exposé les résultats de recherches entreprises par son équipe, en 2020 entre deux villes frontalières du Nigéria (Mamfe) et du Cameroun (Ekok). Sur un trajet juste distant d’environ 70 km, il fallait une traversée de deux jours entre ces deux villes.
« La construction, en 2010, d’une route pavée les reliant a pu ainsi significativement réduire la durée de la traversée et baisser les coûts de transport de plus de 80% », révèle-t-il. Seulement, il a été noté une augmentation substantielle des barrages routiers, à la fin de la réalisation de l’infrastructure routière, qui ont été multipliés par deux, à raison d’un barrage pour toute distance moyenne de 9 km. « Ces barrages ont absorbé à eux-seuls 50% de la baisse des coûts occasionnée par la construction de la route », constate Ahmadou Aly Mbaye. Deux actions politiques phares à entreprendre Des exemples similaires peuvent être trouvés dans beaucoup d’autres secteurs, de tous les pays africains. Le contrôle de l’effet de ces cartels et la réalisation d’investissements dans des domaines stratégiques, doivent aller de pair pour pallier l’effet des défaillances infrastructurelles sur le commerce intrarégional. Une prise en charge correcte de la question des règles d’origine, permettant d’éviter les possibles (et fréquentes) tricheries sur l’origine réelle (production locale ou importation) des produits exportés peut faciliter la construction du marché commun régional. Enfin l’écueil que constituent les expériences existantes d’APE (accords de partenariat économique) liant certains pays du continent avec des puissances extra régionales doit aussi être levé dans les meilleurs délais.
Le conférencier conclut en insistant sur deux actions politiques phares à entreprendre pour matérialiser la Zlecaf et atteindre les objectifs que ses concepteurs lui ont assignés : – Une politique volontaire de ciblage et de promotion des secteurs activités qui peuvent avoir un effet d’entraînement sur le reste de l’économie : il s’agit essentiellement du secteur manufacturier et des « secteurs sans la cheminée » comme l’horticulture, le transport, le tourisme, etc. Cette stratégie qui a déjà fait ses preuves dans la plupart des pays émergents d’Asie, permettra d’identifier des hubs sectoriels régionaux qui vont polariser les investissements et chaînes de valeur régionales. A cet égard, les appuis actuellement apportés à la Commission de l’UA sur le développement de hubs pour la production de vaccins est à saluer. Cette expérience est à généraliser pour couvrir d’autres secteurs comme l’intelligence artificielle, le transport aérien et autres. – Une combinaison intelligente d’une stratégie d’investissements massifs et de politiques adaptées pour limiter les nuisances des cartels et autres groupes d’intérêt sur l’efficacité des marchés.