L’incapacité à s’endormir est un symptôme de l’insomnie, un trouble qui touche 10 à 30% des adultes, alors que jusqu’à 50% des personnes en font un épisode au cours d’une année. L’insomnie qui dure plus d’un mois et qui n’est pas liée à un autre problème touche environ 6% de la population.
Si elle n’est pas traitée, l’insomnie peut provoquer une somnolence diurne, un manque d’énergie, l’obésité, l’irritabilité et la dépression.
Sputnik s’est entretenu avec le somnologue russe Roman Bouzounov, professeur, titulaire de doctorat en médecine et médecin honoraire de la Fédération de Russie, pour l’interroger sur les erreurs fréquentes dans la lutte contre l’insomnie, la manière dont la réduction du sommeil aide à retrouver un sommeil sain et sur les bienfaits des cauchemars.
Sputnik: Certains anthropologues estiment que l’aptitude à créer des lieux destinés au sommeil, qui distingue notamment les grands singes de nombreux autres animaux, et un sommeil de meilleure qualité ont contribué au développement intensif de l’intelligence chez les grands singes. Que peut-on dire à ce sujet du point de vue de la somnologie?
– La somnologie est une science très jeune. Elle a commencé à se développer au milieu des années 1950 et, jusqu’à présent, il y a plus de questions que de réponses. La médecine, depuis Hippocrate, a parcouru un chemin de 2.000 ans, contrairement à la somnologie qui ne peut se targuer d’une histoire aussi impressionnante.
Par conséquent, ce que vous demandez a fait, et fait toujours l’objet de recherches des somnologues, des biologistes et d’autres spécialistes. Il ne fait aucun doute qu’un sommeil de qualité a été d’une grande importance pour l’évolution des animaux.
Permettez-moi de faire une analogie avec le travail d’un chauffeur-mécanicien qui, pendant la journée, conduit une voiture fonctionnant à plein régime et, la nuit, en assure la maintenance. Il en va de même pour notre cerveau: il est particulièrement actif pendant la journée, mais la nuit, il travaille également et rétablit notre état physique et mental. Les centres cérébraux qui étaient responsables de l’interaction avec l’environnement pendant la journée commencent à travailler avec le corps pendant la nuit: restaurer les fonctions corporelles, améliorer l’immunité, éliminer les toxines, etc. Autrement dit, restaurer physiquement le corps pour qu’il puisse fonctionner activement pendant la journée.
La deuxième tâche extrêmement importante est le traitement de l’information. Le sommeil des grands singes leur a-t-il conféré un avantage évolutif particulier par rapport aux autres animaux? C’est une question ouverte, et il est peu probable que des recherches à grande échelle aient été menées dans ce domaine en somnologie, surtout si l’on considère que l’un des outils les plus importants de cette science, la polysomnographie, n’a que quelques dizaines d’années d’existence.
Sputnik: On sait que les humains dorment en moyenne moins que les autres grands singes. À quoi cela est-il lié?
– Il convient de clarifier: qui sont ces individus et combien de temps dorment-ils exactement? En fait, la durée du sommeil peut varier considérablement d’une personne à l’autre. La moyenne est de sept à huit heures, mais nous connaissons de nombreux exemples de petits dormeurs (Napoléon Bonaparte, Margaret Thatcher, Winston Churchill, etc.) qui n’avaientbesoin que de trois à quatre heures. D’un autre côté, il y a des exemples de personnes qui dorment 10 à 12 heures, le corps de ces personnes a besoin de plus de temps pour récupérer ses forces.
En général, la norme de sommeil déterminée génétiquement se situe entre quatre et douze heures.
Sputnik: Cela n’a donc aucun sens de s’entraîner à dormir moins, par exemple sept heures au lieu de neuf?
– On me pose souvent cette question. C’est une demande habituelle de la part de nombreux hommes d’affaires et cadres supérieurs: « Docteur, faisons en sorte que je dorme deux fois moins et que j’accomplisse beaucoup plus de choses ». Ce à quoi je réponds généralement: « Et si nous respirions deux fois moins ou si nous buvions deux fois moins d’eau, comment cela va-t-il se terminer? »
Nous pouvons vivre sans respirer pendant trois minutes, sans eau pendant sept jours et sans sommeil pendant seulement onze jours. C’est d’ailleurs le record mondial documenté de Randy Gardner. Notre besoin de sommeil est encore plus fort que notre besoin de nourriture, car une personne peut vivre environ un mois sans manger.
Une réduction inconsidérée du sommeil peut être lourde de conséquences: dépression, prise de poids, déséquilibres hormonaux, etc. Lorsqu’une de mes patientes a commencé à dormir cinq ou six heures au lieu des neuf heures habituelles, elle a pris 12kg en un an.
En effet, dans les phases profondes du sommeil, la somatotropine, une hormone de croissance, est produite. Elle n’est responsable de la croissance que chez l’enfant, et chez l’adulte, elle est responsable de la mobilisation des graisses du dépôt et de la conversion de l’énergie dans les muscles. Lorsque cette hormone n’est pas présente en quantité suffisante dans l’organisme, les aliments que nous consommons sont stockés sous forme de graisse.
En outre, les troubles du sommeil augmentent la production d’une hormone digestive appelée ghréline, qui à son tour augmente l’appétit.
Mais ce n’est pas tout, le manque de sommeil entraîne une diminution de la sensibilité à la leptine, l’hormone responsable de la sensation de satiété. Le manque de sommeil entraîne un déséquilibre hormonal qui provoque une prise de poids.
Ce n’est qu’un exemple des dommages causés par le manque de sommeil. Je vous déconseille vivement de vous livrer à des expériences similaires sur le sommeil et d’essayer de réduire de manière artificielle la durée de votre sommeil.
Sputnik: Quels sont les autres exemples?
– Ils sont nombreux. Il y a, par exemple, des études sur l’effet du manque de sommeil sur l’efficacité de la vaccination. Dans ces travaux, il a été constaté que si une personne dormait peu la veille de la procédure-par exemple moins de six heures au lieu des huit ou neuf heures habituelles- alors la réponse immunitaire de son corps au vaccin sera beaucoup plus faible. Une seule nuit de privation de sommeil suffit à réduire la réponse immunitaire et à raccourcir la durée de la vaccination.
Réduire le nombre d’heures de sommeil dont vous avez besoin revient à contracter un prêt bancaire à des taux d’intérêt élevés. Et l’intérêt, dans ce cas, c’est votre santé. J’ai l’habitude de poser à mes patients une question simple: êtes-vous vraiment prêt à payer de votre santé et de votre qualité de vie pour libérer quelques heures par jour?
Sputnik: J’ai des amis qui dorment bien à la campagne, mais qui, une fois rentrés à Moscou, recommencent à souffrir d’insomnie. Que dit la somnologie sur l’impact de la vie dans une grand ville sur la qualité du sommeil ?
– Ce que vous décrivez peut avoir diverses raisons. En règle générale, l’insomnie des habitants des grandes villes est associée à la pollution de l’air ou à l’importante quantité de radiations électromagnétiques. Mais il existe aussi des réflexes conditionnés négatifs: si vos amis associent Moscou à beaucoup de travail, au manque de sommeil et à une inquiétude constante, alors pour eux, l’arrivée à Moscou, ou dans n’importe quelle grande ville, est en soi une source de stress, et l’insomnie ne tardera pas à se manifester.
Lorsqu’une telle personne se rend à la campagne, son système nerveux se détend, car pour elle, « maison de campagne » est synonyme de « repos ».
Lorsqu’à Moscou, ou dans toute autre ville, une personne n’arrive pas à s’endormir pendant une longue période et que cela devient une histoire chronique, il y a un risque de formation d’un réflexe conditionné persistant de la peur de ne pas s’endormir.
La personne va se coucher en pensant que « le lit est synonyme d’insomnie » et l’attribuer à un lit spécifique, dans cette maison même. Vous parlez des habitants de la campagne, mais j’ai eu des patients qui ne pouvaient pas non plus dormir à Moscou, mais qui dormaient bien en portaledge fixé à une falaise à plusieurs kilomètres d’altitude. Ce n’est pas surprenant, puisqu’une telle personne associe son propre lit à l’insomnie, alors que pour le hamac de paroi, heureusement, un tel réflexe ne s’est pas formé.
Il suffit de trois mois d’un facteur provoquant pour que se forment des réflexes conditionnés négatifs de la peur de ne pas s’endormir: le lit est synonyme d’insomnie, de prévisions négatives (si je ne trouve pas le sommeil aujourd’hui, je ne m’endormirai certainement pas demain) et de comportements inadaptés (augmentation du temps passé au lit pour tenter de trouver le sommeil).
Sputnik: Comment remplacer cette attitude par « la grande ville, c’est bien » et « le lit, c’est le sommeil »?
– La thérapie cognitivo-comportementale, que mes collègues et moi-même pratiquons depuis dix ans, aide à faire face à cette attitude, au réflexe de la peur de ne pas s’endormir et à l’insomnie en général.
Notre programme comporte plusieurs volets, dont le plus important, aussi paradoxal que cela puisse paraître dans le traitement de l’insomnie, consiste à limiter le sommeil, à réduire le temps passé au lit. Notre tâche principale est de provoquer un déficit de sommeil chez une personne afin de provoquer la somnolence.
Sputnik: Est-ce que cela aide?
– Oui. Le fait est que les patients souffrant d’insomnie oublient souvent complètement ce qu’est la véritable somnolence. Même s’ils disent qu’ils ont sommeil pendant la journée, ce n’est généralement pas le cas : ils sont simplement accablés, ils se sentent fatigués, ils ne sont pas d’humeur, mais ce n’est pas de la somnolence.
Si une telle personne est placée sur une chaise ou allongée sur un lit, elle ne s’endormira pas immédiatement, comme c’est le cas pour une personne réellement somnolente. Il est inutile de demander à ces personnes de se détendre et de s’endormir. Il faut un manque de sommeil.
Disons qu’avant l’insomnie, une personne avait besoin de huit heures pour se reposer, et que maintenant nous lui disons de rester au lit pendant seulement six heures au cours de la thérapie, accumulant ainsi un déficit de sommeil.
La plus grande erreur des personnes souffrant d’insomnie est d’essayer de « récupérer » les heures manquantes, ou au moins de rester au lit. Cette stratégie ne fait qu’aggraver les troubles du sommeil. Il suffit de maintenir une personne en déficit de sommeil pendant quelques semaines pour que ses réflexes commencent à changer.
Au bout de trois semaines, on peut former un nouveau réflexe conditionné positif « le lit, c’est le sommeil ».
La peur de ne pas s’endormir pousse une personne dans un cercle vicieux d’insomnie, mais le sommeil est quelque chose que l’on laisse simplement se produire. Se forcer à dormir lorsqu’on souffre d’insomnie est une erreur très grave et très fréquente.
Sputnik: Est-il possible de former un réflexe d’endormissement à l’aide d’un objet? Par exemple, je regarde un livre d’une certaine couleur sur mon étagère ou la photo de quelqu’un et je m’endors immédiatement pour toute la nuit.
– Le moyen aussi simple et instantané de s’endormir pour toute la nuit, tel que vous le décrivez, a peu de chances d’être réalisé. Après tout, une heure de coucher correcte et le traitement des troubles du sommeil sont tout un complexe de mesures. J’ai toujours aimé l’expression « Veille sur ton honneur dès ton jeune âge ». Il en va de même pour le sommeil: si vous voulez bien dormir la nuit, pensez-y dès le matin.
Dans ma pratique, je rencontre constamment des personnes qui se plaignent d’un sommeil de mauvaise qualité, mais qui en même temps vivent en mode trois chaises: le matin sur un siège de voiture, l’après-midi au travail, et le soir devant la télé ou avec leur téléphone. À cela s’ajoutent plusieurs tasses de café par jour, le manque d’activité physique et le fait de travailler parfois jusque tard dans la nuit. Pensez-vous qu’une telle personne dormira bien?
Il existe de nombreux facteurs qui stimulent le système nerveux et rendent l’endormissement difficile. Il convient de surveiller ces facteurs et d’essayer de les éliminer de sa vie.
Sputnik: En même temps, l’histoire regorge d’exemples de personnes célèbres qui ne dormaient que trois ou quatre heures par jour et qui en étaient satisfaites. Avez-vous déjà rencontré de tels cas dans votre pratique?
– Je vais vous parler de deux versions, peut-être les plus populaires, de cette histoire. Très souvent, lorsque les gens disent qu’ils dorment peu, ils enjolivent la réalité et font étalage de leur manque de sommeil. En fait, ils peuvent dormir autant que les autres, mais qui peut le prouver?
C’est un premier cas, les soi-disant conteurs de sornettes. Le deuxième cas concerne les personnes souffrant d’un trouble de la perception du sommeil: la personne dort réellement, mais elle a la fausse impression de manquer cruellement de sommeil. Une telle image déformée de la durée du sommeil se produit souvent en cas d’insomnie chronique.
Je vois régulièrement des patients qui affirment avoir à peine dormi pendant des semaines, voire des mois. C’est physiquement impossible! Vous et moi connaissons bien le record déjà mentionné de 11 jours sans sommeil. Au bout de trois jours, une personne devient inapte: elle s’endort directement en pleine activité, par exemple en parlant ou même en se tenant debout.
Après cinq jours sans sommeil, la personne commence à avoir des hallucinations et le sommeil s’introduit dans la veille. Au bout de neuf à dix jours, la personne peut oublier où elle se trouve et même son nom.
Vous pouvez dire ce que vous voulez, que vous dormez deux heures par jour, mais dans la réalité il en va souvent autrement. Personne ne nie la présence de petits dormeurs dans notre histoire, mais ceux-ci, en règle générale, dorment au moins quatre heures par jour, pas moins.
Sputnik: Les troubles du sommeil peuvent-ils être mortels?
– Dans de rares cas, oui. C’est le cas, par exemple, de l’insomnie familiale fatale. Il s’agit d’une maladie héréditaire dans laquelle certains défauts génétiques entraînent une modification des protéines du cerveau, qui deviennent anormales. Ces protéines ne remplissent pas leurs fonctions normales et, en outre, modifient par contact les protéines voisines. Ainsi, d’autres protéines deviennent également pathologiques. Ces protéines altérées sont appelées prions.
En conséquence, les centres du sommeil dans le cerveau sont endommagés et, normalement, six mois à un an après le début de la maladie, la personne meurt d’insomnie.
Sputnik: Comment cela se passe-t-il exactement?
– La personne cesse de dormir, les fonctions nerveuses supérieures, les organes et les systèmes sont perturbés, puis la mort survient. Les centres du sommeil dans notre cerveau peuvent également être endommagés lors d’un accident vasculaire cérébral. Le manque de sommeil après un accident vasculaire cérébral conduit également à la mort. Tout mammifère meurt sans sommeil. Des expériences similaires ont été menées avec la participation d’animaux. Un manque de sommeil prolongé entraîne une perturbation des processus métaboliques et des fonctions des organes internes, un effondrement de l’immunité, une septicémie, l’apparition d’ulcères et la mort de l’animal.
Sputnik: Est-il vrai que les personnes qui font des rêves gèrent mieux les situations stressantes?
– Oui, il existe des études en faveur de cette hypothèse. Pendant les rêves, les informations accumulées, généralement celles de la veille, sont traitées. Pendant le sommeil, la mémoire immédiate travaille avec notre mémoire à long terme. Nous appliquons nos connaissances à certaines situations, et une sorte de lecture multimédia de situations se produit.
Il en va de même pour les situations de stress que le cerveau reproduit pendant un rêve. Ainsi, si une personne fait régulièrement des cauchemars avec différentes scénarios, il s’agit d’un bon processus d’entraînement et d’éducation pour le cerveau. Le cerveau d’une telle personne est mieux adapté à l’environnement. Celui qui rêve de diverses situations stressantes comprend à peu près comment il agira dans une telle situation dans la réalité.
Il y a aussi les cauchemars intrusifs. On ne peut pas les qualifier d’utiles et ils relèvent souvent du syndrome de stress post-traumatique.