ENTRETIEN. Dans « Être milliardaire en Afrique aujourd’hui », Michel Lobé Éwané nous fait entrer dans un univers bien particulier. Il s’est confié au Point Afrique.
Parler des milliardaires en Afrique, c’est tout un programme tant le continent, potentiellement le plus riche du monde, symbolise l’espace où la pauvreté fait le plus de dégâts, et ce, à tous les étages et dans tous les secteurs de la vie courante. Ancien rédacteur en chef de Forbes Afrique et actuel directeur Afrique et membre du board de Joseph Sassoon Group, une banque d’investissement basée à Washington, Michel Lobé Éwané a accepté de nous livrer les mille et un constats qui ont frappé son attention dans l’univers de certains milliardaires africains.
Le Point Afrique : Pourquoi vous êtes-vous lancé dans ce sujet qui cristallise bien des sentiments et des jugements controversés sur le continent africain ?
Michel Lobé Éwané : Il est exact de dire que le thème de la richesse cristallise des sentiments controversés en Afrique. Être riche en Afrique ne donne pas toujours de légitimité à celui qui l’est. La suspicion et la fascination se conjuguent dans les sentiments de l’opinion sur les personnes riches. Le fait est que les riches, même s’ils impressionnent le citoyen lambda, sont soupçonnés dans de nombreux pays de toutes sortes de pratiques sordides et peu orthodoxes. On les accuse d’avoir détourné des fonds publics quand il s’agit de politiques. Quant aux hommes d’affaires, on les regarde comme des acteurs de la corruption, des gens qui violent les lois, qui se livrent à des sortilèges et ont recours à la sorcellerie pour s’enrichir. Bref, l’imaginaire autour de la richesse et des riches est chargé de toutes sortes de fantasmes qui impactent négativement la perception que l’opinion a des riches africains. Or la prospérité des nations à travers le monde est indissociable de la richesse. Les États-Unis, la première puissance économique mondiale, ont construit leur prospérité à travers l’action de grands groupes qui ont été les piliers de la révolution industrielle. Ces groupes ont été créés par des hommes d’affaires sagaces, ambitieux, audacieux et, souvent aussi, retors. Ils ont bâti d’immenses fortunes tout en façonnant la réalité économique de leur pays.
Pour répondre directement à votre question, je voulais rendre justice aux hommes d’affaires africains. Contrairement à ce qu’une certaine opinion pense, de plus en plus d’hommes d’affaires africains, qui ont réussi à construire des groupes importants, commencent à refaçonner le paysage économique du continent. Ils créent des emplois et de la richesse qu’ils redistribuent notamment en payant des salaires et des impôts. Et ils prennent leur part dans l’effort de développement de leur pays.
Comment vos interlocuteurs milliardaires ont-ils réagi quand ils ont su ce pour quoi vous étiez venus les voir, à savoir écrire un livre sur eux ?
En fait, ces milliardaires sont des personnes que j’ai rencontrées et interviewées dans le cadre de mon travail journalistique lorsque j’étais rédacteur en chef de Forbes Afrique. Pour le livre, j’ai engagé un travail d’enquête plus poussé pour arriver à compléter ce que je connaissais déjà et éclairer des aspects qui étaient restés pour moi dans l’ombre. C’est le cas, par exemple, du regretté Sindika Dokolo, le milliardaire et collectionneur d’art congolais, époux d’Isabel dos Santos, laquelle a été longtemps considérée par Forbes comme la femme la plus riche d’Afrique. C’est vrai aussi pour d’autres, comme le Camerounais Baba Danpullo ou l’Ivoirien Jean Kacou Diagou. Pratiquement tous ont été d’accord pour me parler. Y compris Danpullo, qui, pourtant, n’a jamais accepté d’interview, même avec moi. J’ai découvert l’étendue de sa fortune par ce que j’appellerai les astuces du journaliste d’investigation que je raconte dans le livre.
Au-delà de l’étude documentaire sur leurs activités, leurs réussites mais aussi certainement leurs échecs, qu’est-ce qui vous a frappé sur leur personnalité ?
Je dois avouer que j’ai découvert qu’être milliardaire, c’est avoir un mindset spécial. C’est voir des choses que le commun ne perçoit pas, c’est souvent avoir un caractère difficile, une psychologie très particulière et un charisme affirmé. Ce sont des personnes qui fascinent et sur qui est l’objet de fantasmes liés au mystère que transportent cette fascination et ces fantasmes. C’est là que se situe la part du mythe.
Mais, une fois que vous avez franchi le brouillard du mythe, vous vous trouvez en face d’êtres humains qui ont leurs doutes, leurs fragilités, leurs angoisses. Ils ont connu des revers, ont affronté l’adversité, ont souvent perdu et très souvent gagné des batailles difficiles. Et ils sont tout sauf des enfants de chœur.
En réalité ce sont des « tueurs », souvent machiavéliques et retors. Lorsque vous discutez avec eux, lorsque vous pénétrez dans leur univers psychologique ou leur intimité, vous êtes frappé par leur vision très spéciale de l’environnement qu’ils ont conquis. Leurs intuitions peuvent être fulgurantes.
Qu’est-ce qui les fait se ressembler les uns aux autres ou qui les distingue les uns des autres ?
Parmi les points qui les rapprochent, il y a incontestablement le fait qu’ils ont tous compris que le marché naturel pour eux n’est pas celui de leur pays, mais celui de l’Afrique. C’est leur côté panafricain. Sans toujours en être conscients ou en faire une question idéologique ou politique, ils sont de vrais panafricains. Par ailleurs, ils ont tous fait le pari de la diversification. L’autre point qui les rapproche, du moins en ce qui concerne les francophones, c’est leur opacité sur la question de leur fortune. Ils ne vous donneront jamais de chiffres sur leur richesse. Et c’est précisément ce qui distingue les francophones des anglophones. Ces derniers ont une relation plus décomplexée avec l’argent. Dans des pays comme le Nigeria, le Ghana, le Kenya ou l’Afrique du Sud, il existe une véritable culture de la bourse. Les grandes entreprises créées par les milliardaires locaux sont cotées en Bourse. Donc ils sont forcément plus transparents et ils assument sans complexe leur richesse et n’ont pas peur de dire combien ils pèsent. Je dirais qu’ils comprennent mieux que les francophones les règles et les secrets du capitalisme.
Peut-on faire un lien entre l’époque et le type de milliardaire qui apparaît dans tel ou tel pays ? Je pense à la période coloniale, mais aussi après.
La différence que l’on peut faire suivant les époques est assez évidente, selon moi. Ce qui distingue les milliardaires des années coloniales ou ceux des indépendances et ceux d’aujourd’hui, c est que la génération d’avant comptait davantage de self-made-men, qui pour la plupart étaient des commerçants. Ils exerçaient le plus souvent dans l’import-export. Ils avaient bénéficié de licences d’importation sur des produits de première nécessité ou des boissons et faisaient de grosses marges. Beaucoup aussi étaient dans l’immobilier et souvent dans l’agriculture. Les milliardaires d’aujourd’hui sont le plus souvent éduqués, même sommairement, ils sont plus audacieux dans le choix des secteurs d’activité, ils diversifient leurs activités et, le plus souvent, ils créent des groupes, voire des conglomérats.
Certains font le lien entre l’enrichissement de certains et la politique, d’autres avec leur appartenance ethnique, ou avec d’autres critères. Qu’est-ce qui vous est apparu vrai ou faux dans cette approche au regard des observations et des témoignages que vous avez recueillis ?
Les rapports entre les milieux d’affaires et les politiques sont assez complexes en Afrique. Beaucoup d’hommes d’affaires sont des couvertures pour des hommes politiques. Ces derniers, dans certains pays, sont d’ailleurs parfois bien plus riches que les hommes d’affaires. Très souvent aussi, des hommes d’affaires sont des fabrications du pouvoir. On l’a vu en Angola avec Isabel dos Santos. Encore qu’il faut nuancer.
Parmi des milliardaires que j’ai sélectionnés dans mon livre, il y a différents cas. Tous pratiquement ont des relations avec le pouvoir de leur pays et bien sûr des pays où ils ont investi. Il y en a qui ont su préserver leur indépendance en gardant une certaine distance. Exemple : Jean Kacou Diagou en Côte d’Ivoire, ou Francis Nana au Cameroun, ou encore Mohammed Dewdji en Tanzanie, ou Tony Elumelu au Nigeria. En réalité, ils ont de bonnes relations avec les autorités mais respectent une distance qui fait qu’ils ne dépendent pas du politique.
D’autres ont des relations conflictuelles avec le régime, comme le Rwandais Tribert Rujugiro. Le défunt congolais Sindika Dokolo et son épouse Isabel dos Santos ont été soutenus et favorisés par l’ex-président dos Santos, le beau-père et père du couple. Puis ils ont été combattus par le régime du successeur de dos Santos, qui est quasiment en train de démanteler leur groupe. C’est dire la complexité des rapports entre les affaires et la politique en Afrique.
Comment les milliardaires que vous avez rencontrés se projettent-ils dans l’Afrique de demain ? S’inscrivent-ils en majorité dans l’accumulation de plus-values commerciales pures ou dans une logique de développement d’un écosystème créateur de valeur pour leur environnement ?
Comment ils se projettent par rapport à l’avenir du continent ? Pour moi, celui qui a clairement construit et articulé sa vision de l’avenir – du moins au cours de nos entretiens –, c’est Tony Elumelu, le banquier et philanthrope nigérian. À travers sa fondation, il s’active à créer une génération de jeunes chefs d’entreprise qui devraient contribuer à créer la prospérité de l’Afrique de demain. Il a créé un fonds de 100 millions de dollars pour faire émerger 10 000 jeunes chefs d’entreprise qui fonctionneront selon les principes de l’africapitalisme, une philosophie économique dont il est le concepteur. Selon l’africapitalisme, ce sont aux entreprises et non à l’État qu’incombe la responsabilité de créer la prospérité de l’Afrique, de créer des emplois, d’investir dans des secteurs déterminants pour refaçonner le paysage économique du continent.
Vous avez abordé la difficile question de la transmission dans votre ouvrage. Qu’avez-vous constaté et que vous ont confié les milliardaires que vous avez rencontrés à ce propos ?
La question de la transmission du patrimoine aux héritiers est extrêmement difficile et constitue un des points faibles de nos milliardaires. La réalité est que beaucoup de fortunes de richissimes Africains sont l’objet de batailles et de déchirements dans leurs familles dès qu’ils décèdent. Ils ont beaucoup de mal à préparer la relève.
Deux exemples parmi « mes » milliardaires sont intéressants à suivre. Il s’agit de Jean Kacou Diagou, qui a clairement abordé la question avec moi et surtout qui a positionné sa fille aînée Jeanine et ses autres enfants dans le business familial. Il a réfléchi à la question et a surtout mis en place un processus pour lui succéder. C’est encore à l’épreuve. Je trouve sa démarche courageuse et audacieuse. Et il y a le Nigérian Obayuwana dont la société Polo Luxury Group est leader du luxe en Afrique de l’Ouest. Il a positionné sa fille Jennifer à la tête du groupe. Et la prépare progressivement à prendre les rênes du pouvoir. Ces exemples sont appréciables et constituent des avancées évidentes, mais restent fragiles et des cas isolés. Car personne ne peut garantir comment les choses se passeront lorsque le fondateur disparaîtra.
Vous n’avez rien dit sur Mo Ibrahim et Aliko Dangote, deux milliardaires emblématiques d’une certaine vision de l’Afrique autant sur la nécessité d’améliorer la gouvernance du continent que sur celle du renforcement de son industrialisation. Pourquoi ?
Je n’ai pas parlé de Dangote parce que je ne l’ai pas rencontré. Dans le livre, les personnes dont je parle sont celles que j’ai rencontrées, interviewées, et sur qui j’ai enquêté.
Les milliardaires que vous avez choisis ne sont que des hommes. Il n’y a aucune femme. Est-ce à dire qu’il n’y en a pas qui sont à la hauteur des personnalités présentes dans votre ouvrage ?
J’avoue que je n’ai malheureusement pas rencontré de femmes d’affaires qui acceptent de se livrer à l’exercice. Il y en a une, d’ailleurs, pour qui j’ai beaucoup d’admiration, la milliardaire camerounaise Kate Fotso, l’Africaine francophone la plus riche. J’ai essayé plusieurs fois de l’interviewer, mais elle a chaque fois décliné mes demandes insistantes.
Après cette plongée profonde dans l’univers des milliardaires, que retenez-vous en termes de philosophie et de pragmatisme des Africains par rapport à l’argent et à son utilisation ?
Ce qui, à mon sens, est important à retenir à propos de ce débat sur la richesse en Afrique est que les Africains doivent se décomplexer sur cette question et considérer que la richesse est nécessaire pour construire la prospérité des nations. Ce sont les entreprises qui créent cette prospérité et non les États. Ces derniers doivent créer un cadre et un environnement favorables. Tous les pays qui sont devenus des puissances économiques ont créé une élite d’acteurs économiques fortunés qui incarnent et symbolisent leur prospérité. Les États-Unis, la Chine, l’Allemagne, le Japon, la France et la Grande-Bretagne en sont des exemples concrets. La Chine est le parfait exemple de ce que j’affirme. C’est lorsqu’elle a pris le parti idéologique de privatiser son économie et de favoriser l’accès à la richesse qu’elle a réussi son boom économique. Il y a aujourd’hui presque autant de milliardaires en Chine qu’aux États-Unis.
En Afrique, cela commence à arriver. Des pays comme l’Afrique du Sud et le Nigeria, au sud du Sahara, ou l’Égypte, le Maroc et même l’Algérie, en Afrique du Nord ont entamé cette marche vers la prospérité. Mais cette marche en avant est encore fragile, sommaire et à peine entamée. Les Africains doivent apprendre à cultiver et célébrer la richesse et les riches, lorsque leur parcours et leurs accomplissements le justifient. Nos États doivent favoriser l’émergence de champions nationaux et les soutenir. Mais je pense également qu’il faut développer une ambitieuse politique visant à soutenir et financer l’émergence de start-up qui doivent contribuer à créer un tissu important de PME. C’est de ce tissu de start-up que naîtront les champions industriels et les milliardaires de demain.
Propos recueillis par Malick Diawara