Neuf soldats français tués par un mystérieux bombardement ivoirien, des suspects que Paris a étrangement préféré laisser filer et une omerta politique persistante: vingt ans après, l’attaque de Bouaké reste une énigme qui nourrit l’amertume et les doutes de familles de victimes.
Le 6 novembre 2004 à 13h20, un chasseur de l’armée ivoirienne ouvre le feu sur la base militaire française Descartes de Bouaké, dans le centre de la Côte d’Ivoire.
On dénombre 10 morts, dont 9 soldats français, et 38 blessés. Sur place, c’est le chaos et la stupéfaction: pourquoi l’armée ivoirienne a-t-elle tiré sur les Français, déployés au sein d’une force de paix?
Quatre jours plus tard à Paris, le président Jacques Chirac rend un hommage solennel aux victimes et promet: « Nous ne vous oublierons pas ».
Grièvement blessé et rapatrié d’urgence en France, Djamel Smaidi reçoit début décembre à l’hôpital la visite de la ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie. Il s’en souvient comme si c’était hier: « Elle m’a dit: Ne vous inquiétez pas, vous aurez la vérité ».
Mais vingt ans après, le mystère reste entier et Djamel et les autres victimes ne cachent pas leur amertume.
Après 17 ans d’une laborieuse instruction, un procès devant la cour d’assises de Paris en 2021 condamne à la prison à perpétuité un pilote mercenaire biélorusse, Yury Sushkin, et deux copilotes ivoiriens pour ce raid meurtrier. Mais en leur absence, car ils restent introuvables, et sans parvenir à identifier les commanditaires.
Et révèle au passage au grand jour l’étrange et persistante réticence des responsables français à faire avancer l’enquête.
Avec en point d’orgue un déroutant épisode: dix jours après le bombardement, huit mercenaires biélorusses, dont Yury Sushkin, sont arrêtés au Togo, qui les met à la disposition de la France en suggérant un lien avec le raid de Bouaké.
Mais à Paris, les ministères français de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères et la DGSE donnent tous la même instruction: ne rien faire. Le Togo relâchera les mercenaires, et Yury Sushkin s’évanouira dans la nature.
– Eaux troubles –
« Le Togo, on n’a jamais compris, car Sushkin aurait pu dire qui lui avait donné l’ordre de tirer et pourquoi », lâche Djamel Smaidi.
Interrogés comme témoins par la cour, les ministres de l’époque Dominique de Villepin (Intérieur) et Michel Barnier (Affaires étrangères) et les conseillers de l’Elysée se sont tous renvoyés la balle, affirmant ne pas avoir été mis au courant, ou que ce n’était pas à eux de s’en occuper.
Michèle-Alliot Marie a elle admis avoir été informée, en affirmant que son cabinet lui avait dit qu’il était juridiquement impossible d’arrêter les Biélorusses… avant d’être démentie à la barre par son conseiller juridique de l’époque David Sénat, qui a assuré qu’elle ne lui avait pas posé la question, et que cela aurait été possible.
Le procès aura également évoqué les eaux troubles qui ont permis au mystère de prospérer: la « Françafrique », ce système opaque de liens multiples et parfois très personnels que Paris maintenait via divers canaux avec ses anciennes colonies.
« En novembre 2004, il y avait de forts désaccords entre l’Elysée, les ministres et au sein de l’armée sur la conduite à tenir vis-à-vis du président Gbagbo », explique à l’AFP Antoine Glaser, essayiste spécialiste de la politique française en Afrique.
Ainsi, quand Laurent Gbagbo lance ses avions de combats à l’assaut de la moitié nord tenue par des rebelles depuis deux ans, Paris, en principe chargé de veiller au cessez-le feu avec l’ONU, laisse faire. Et le camp Descartes, proche de positions rebelles, s’est retrouvé dans la ligne de mire.
Bavure de l’armée ivoirienne, coup tordu favorisé par des « durs » anti-français du régime Gbgabo, ou au contraire des ennemis du président ivoirien, y compris français, pour le faire tomber? Faute de preuves ou d’aveux, toutes les thèses survivent aujourd’hui.
« Tant qu’on n’a pas la vérité, on a toujours un petit doute », note Jérôme Bouchet, ancien soldat blessé à Bouaké.
D’autant que le bombardement déclenche une réaction en chaîne immédiate qui brouille encore plus les cartes: destruction par la France de l’aviation ivoirienne, manifestations antifrançaises à Abidjan, heurts avec les soldats français qui auraient fait jusqu’à 90 morts ivoiriens selon les autorités locales, évacuation de plus de 8.000 Français du pays.
– « Ca m’a apaisée » –
De quoi donner du grain à moudre à ceux qui pensent que Paris a étouffé l’affaire pour favoriser l’apaisement avec Laurent Gbagbo et faire oublier cette gestion peu glorieuse du dossier ivoirien.
Le procès aura quand même permis aux victimes et à leurs proches de se retrouver. Deux mois plus tard, Jérôme Bouchet, un blessé de Bouaké, crée la première association des victimes du bombardements de Bouaké.
Début octobre, une quinzaine de victimes (blessés, veuves, mères et enfants de soldats tués) sont venus se recueillir à Bouaké, dont Alexia, fille de l’adjudant chef Philippe Capdeville. Elle avait 18 ans lorsque son père a été tué.
« Ca a été hyper douloureux. Mais ça m’a aussi un peu apaisée, d’avoir vu où il avait passé ces derniers instants, respirer l’air qu’il avait respiré », dit-elle.
« Le voyage a été chargé en émotions mais nous a fait un bien fou à tous », raconte Jérôme Bouchet, qui espère qu’une commission d’enquête parlementaire sera un jour convoquée pour faire enfin la lumière sur ce drame.