Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est de la Libye, a placé ses six fils à des postes de pouvoir politique et militaire. Les inondations meurtrières de Derna ont permis au benjamin, Saddam, de prendre la tête de la gestion des secours et de se hisser en haut de la liste de succession. Une perspective redoutée par de très nombreux Libyens.
Les inondations meurtrières de Derna l’ont propulsé sur le devant de la scène. « Le général de brigade Saddam Haftar, chef du Bureau d’urgence libyen, suit les derniers développements des opérations de recherche et de sauvetage », indique un site d’information libyen, une semaine à peine après la catastrophe, renommée le « 11-Septembre libyen ».
Sur les images, vêtu d’un treillis camouflage, Saddam Haftar, l’air renfrogné, consulte une carte de la Libye dans le « Bureau d’urgence libyen ».
À ses côtés, trois fonctionnaires russes, arrivés dans l’est de la Libye quelques jours après l’effondrement des barrages à Derna, avec une équipe du ministère russe de la Défense.
Le benjamin de Khalifa Haftar, Saddam est souvent cité comme le « successeur possible » de l’homme fort de 79 ans qui contrôle l’est de la Libye depuis près d’une décennie.
Chef de la brigade Tareq Ben Zayed (TBZ) au sein de l’armée nationale libyenne (ANL) autoproclamée de son père, le plus jeune des Haftar est surtout connu pour avoir saisi de l’argent dans les coffres de la banque centrale libyenne, selon les Nations unies, et pour avoir « infligé un catalogue d’horreurs » à l’est de la Libye, selon Amnesty International.
À 32 ans, le fils Haftar n’a aucune expérience en matière d’administration ou de gestion des secours. Pourtant, la semaine dernière, il a été nommé à la tête du comité d’intervention en cas de catastrophe, chargé de gérer une crise humanitaire d’une ampleur inédite.
Alors que des millions de dollars d’aide humanitaire affluent dans l’est de la Libye, la communauté internationale devra donc coordonner les opérations de secours sous la direction du fils d’un homme aux lourds antécédents en matière de détournement de fonds et de violations des droits humains.
Pour la population libyenne, il s’agit d’une nouvelle source d’inquiétude, qui s’ajoute aux pertes et traumatismes causés par les inondations, dues à des décennies de négligence de l’État.
La chute de Kadhafi, l’ascension des Haftar
Saddam Haftar naît en 1991, un an après que son père, haut commandant de l’armée de Mouammar Kadhafi, se soit exilé aux États-Unis.
Le plus jeune des six fils Haftar grandit avec sa mère à Benghazi, dans l’est de la Libye, alors que son père vit aux États-Unis, selon The Africa Report. « On sait peu de choses sur sa jeunesse, si ce n’est qu’il n’a aucun diplôme d’études secondaires connu », note le média anglophone.
Il a 20 ans lorsque le soulèvement anti-Kadhafi éclate en 2011, ce qui fait revenir son père d’exil. La situation du jeune homme commence à s’améliorer après 2014, lorsque son père attaque des groupes armés rivaux, déclenchant la deuxième guerre civile libyenne, au terme de laquelle l’ANL de Khalifa Haftar prend le contrôle de la région de la Cyrénaïque, dans l’est du pays.
En 2016, Saddam Haftar est nommé à la tête de la brigade TBZ, l’un des groupes armés les plus puissants opérant sous l’égide de l’ANL. « Depuis lors, les combattants des TBZ commettent des violations du droit international relatif aux droits humains, et du droit international humanitaire, dont certaines peuvent constituer des crimes de guerre », note Amnesty International dans « Nous sommes vos maîtres », un rapport glaçant de 21 pages détaillant les exactions commises en toute impunité dans les zones contrôlées par l’ANL.
Le nom de Saddam Haftar apparaît également dans un rapport de 2018 d’un groupe d’experts de l’ONU sur la Libye, qui l’accuse d’avoir pris le contrôle, en 2017, de la succursale à Benghazi de la Banque centrale du pays, et d’avoir transféré « des quantités substantielles d’argent liquide vers une destination inconnue ».
Le coffre-fort de la banque contenait alors plus de 159 millions de dollars, près de deux millions d’euros et et 5 869 pièces d’argent, selon le rapport. « Plusieurs directeurs de banque ont indiqué que les commandants de l’ANL avaient exercé de fortes pressions sur eux pour qu’ils leur donnent accès à de l’argent liquide et à des lettres de crédit. Certains avaient décidé de s’installer à l’étranger pour des raisons de sécurité », ajoute le groupe d’experts.
Éviter l’ire de la famille Haftar est une stratégie de survie fondamentale que les habitants de l’est de la Libye ont adoptée depuis près d’une décennie. À juste titre. Le 10 novembre 2020, Hanan al-Barassi, avocate libyenne spécialisée dans les droits de l’homme et militante des droits des femmes, a été abattue en plein jour à Benghazi, un jour après avoir publié un message sur Facebook dans lequel elle promettait de révéler la corruption présumée de Saddam Haftar, selon Amnesty International.
Des frères rivaux, mais fidèles au père
Le jeune Haftar tient son pouvoir de son père, un acteur libyen indispensable qui sous diverses formes, a eu des liens avec les États-Unis, la Russie, la France, l’Italie, l’Union européenne, l’Égypte et les Émirats arabes unis, même s’il consterne les responsables de la communauté internationale.
Toutefois, au sein de la famille, des rumeurs persistantes font état d’une concurrence entre les six fils du maréchal Haftar.
Saddam a été commandant du 106e bataillon de l’ANL, qui fait office de garde personnelle de Khalifa Haftar. Il a été remplacé à ce poste par son frère aîné, Khaled, qui possède un diplôme universitaire et est considéré comme plus brillant que son cadet.
La loyauté envers le patriarche est primordiale parmi les fils Haftar, qui n’ont pas la formation et l’expérience militaires de leur père.
Le 11 septembre dernier, lorsque les barrages de Derna ont cédé, un autre fils, Elseddik Haftar, se trouvait à Paris, où il a déclaré qu’il serait ouvert à une future candidature à la présidence libyenne. Dans une interview accordée à une chaîne de télévision belge au sujet de l’effondrement du barrage de Derna, il a exprimé sa gratitude pour la « direction avisée » de son père. Il a ensuite contredit les récits des habitants de la ville sinistrée et des experts, insistant sur le fait que l’ANL avait lancé une alerte avant que la tempête Daniel ne frappe l’est de la Libye, ordonnant à « tous les citoyens d’évacuer toute la zone ».
Une question de la presse qui déplaît
Au lendemain de la catastrophe, les Libyens du pays et de la diaspora sont sur le qui-vive quant au versement de l’aide qui a afflué du monde entier, se méfiant de la corruption et de la « sécurisation de l’aide », selon Tarek Megerisi, chargé de mission au Conseil européen pour les relations internationales.
Les signes sont inquiétants. « Dans la soirée qui a suivi la catastrophe de Derna, on pouvait voir la culpabilité et l’incompétence secouer les rangs », déclare Tarek Megerisi. « À partir du troisième jour, Derna a été transformée en zone militaire, remplie de véhicules blindés de transport de troupes et de nombreux points de contrôle.
Selon Reporters sans frontières (RSF), les parties de la Libye contrôlées par l’Armée nationale libyenne sont depuis longtemps un « trou noir de l’information », les reporters étrangers se voyant refuser l’accès à la région, tandis que les journalistes locaux ne peuvent pas critiquer les Haftar ou leurs acolytes. « Dans l’est du pays, les journalistes sont soumis au pouvoir de Haftar et aucun média ne peut critiquer les militaires », note RSF.
Juste après la catastrophe, quelques équipes étrangères ont réussi à se rendre à Derna. Elles ont été confrontées à des scènes de dévastation totale ainsi qu’à des démonstrations surréalistes de la puissance de Khalifa Haftar.
Une équipe de Sky News a aperçu Saddam Haftar faire le tour de Derna dans un pick-up rempli de gardes armés. Mais lorsque le responsable de la gestion des crises s’est vu poser quelques questions, son visage « reflétait à mon égard une colère non dissimulée », relate la correspondante Alex Crawford. Ce bref et rare échange avec une journaliste est rapidement devenu viral sur X (anciennement Twitter), un utilisateur écrivant « il semble agacé de ne pas pouvoir l’assassiner ».
Mardi 19 septembre, les équipes de journalistes internationaux ont reçu l’ordre de quitter Derna, un jour après que les habitants ont protesté devant la mosquée Sahaba. Les liaisons téléphoniques et Internet ont été coupées. Une équipe d’aide de l’ONU s’est également vu refuser l’accès à la ville, selon un porte-parole du Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA).
Les responsables de l’est de la Libye ont nié tout lien entre la coupure des communications et les manifestations de lundi.
Mais pour les analystes, cela ne fait aucun doute. « Les communications de la ville sont coupées et les équipes d’aide libyennes et internationales ont été expulsées. Les habitants sont maintenant terrifiés à l’idée d’une répression militaire imminente en guise de punition collective pour les manifestations et les revendications d’hier », a déclaré Tarek Megerisi sur X.
La saga de la succession
Après la catastrophe de Derna, les Libyens de tout le pays divisé se sont rassemblés pour apporter de l’aide aux victimes. Mais rares sont ceux qui croient que ces manifestations d’unité s’étendront aux élites politiques fragmentées.
Alors que les inondations ont emporté plusieurs quartiers de la ville, tué des milliers de personnes et déplacé des dizaines de milliers d’autres, le maréchal Haftar et ses fils semblent fermement ancrés dans les cercles du pouvoir régional.
Le 7 novembre, Khalifa Haftar fêtera ses 80 ans, un âge symbolique qui l’a poussé à placer ses fils à des postes lucratifs et aux plus hauts rangs de l’armée. Des rumeurs faisant état de sa santé défaillante ont conduit les observateurs à se demander si l’un de ses fils serait en mesure de le remplacer.
Comparant cela à la série télévisée « Succession », Tarek Megerisi prédit un processus difficile. « Les Libyens de l’est, les tribus et les chefs de communautés ont clairement fait savoir qu’ils n’avaient pas signé pour un nouveau monarque héréditaire. Ils n’acceptent pas l’idée que les fils Haftar prennent le pouvoir. Ces derniers ont beaucoup de mal à s’imposer dans l’armée, car ils n’ont pas reçu d’éducation ou de formation militaire et ils sont impliqués dans une corruption considérable », déclare le chargé de mission au Conseil européen pour les relations internationales.
Si de nombreux Libyens n’aiment guère Khalifa Haftar, ils reconnaissent que la perspective de voir ses fils reprendre les réseaux de leur père pourrait plonger le pays dans une nouvelle phase d’instabilité.
« La Libye doit être plus stable qu’avant la mort de Khalifa Haftar », affirme Tarek Megerisi. « Les structures et les institutions doivent évoluer. Ces dernières années, des pays ont soutenu différents fils. Chaque fils essaiera d’être plus féodal, de protéger ses intérêts et d’infliger plus de corruption, mort et destruction à la Libye »