Au Sénégal, pour enseigner à des étudiants en journalisme ce qu’il ne faut pas faire dans cette profession, pas besoin d’une longue charte sur l’éthique et la déontologie : il suffit de leur montrer le ‘’journal’’ dénommé ‘’Peuple au quotidien’’. En moins d’une semaine, ce canard s’est rendu coupable des principales interdictions en journalisme : l’attaque personnelle, la connivence, la légèreté, l’absence d’équilibre…
Dans son édition du mercredi 9 août, le journal titre : « Lat Diop roule pour Amadou Ba : Un looser qui soutient un looser ! ». 48 heures plus tard, le ton va complètement changer. Dans le numéro du vendredi 11 août, le Premier ministre est à l’honneur : « candidat de Bby pour la présidentielle : Amadou Ba, le dauphin favori ! ». Vous l’avez remarqué, en l’espace de deux jours, le looser est devenu dauphin favori par la magie d’un ‘’journalisme’’ d’un genre particulier.
Et pourtant, le lecteur n’est pas encore à sa dernière surprise. Précisons d’abord que Le Peuple ne sort pas le samedi. Mais dès le prochain numéro, celui du lundi 14 août, un nouveau rebondissement. A la Une du journal, Abdoulaye Daouda Diallo (ADD) le rival d’Amadou Ba dans la course à la candidature de Benno. Titre principal : « Succession du président Macky Sall : ADD, le candidat authentique qui rassure ! »
Malgré tout cela, et vous devez le savoir, vous n’avez pas le droit de douter du professionnalisme de ce tabloïd. Ce bulletin est à cheval sur l’éthique et la déontologie, le doute n’est pas permis. « Le journal Le Peuple est un journal indépendant et qui s’assume. Le peuple n’est à la solde de qui que ce soit (…) Penser que l’on peut nous dicter notre ligne éditoriale relève d’une cécité sélective, signe d’une calvitie intellectuelle, du pire mensonge, de la pire lâcheté », se défend la rédaction avec véhémence. Attaquer n’est-il pas la meilleure façon de se défendre ?
En fait, lorsque les journalistes sénégalais parlent de racaille, ils désignent des journalistes assez particuliers. Il s’agit de gens qui, pour certains, ont été dans les rédactions mais n’y sont plus, pour d’autres, ils n’ont jamais fait les rédactions, juste des sites internet inconnus du public et de la profession. Ce groupe bien identifié fait chaque jour le tour des évènements médiatisés (les hôtels en particulier) pour récolter des perdiems. Ce sont eux la racaille.
Mais en vérité, la presse sénégalaise a désormais une racaille d’un genre nouveau. Ce sont ces ‘’journaux’’ nés à un an de la présidentielle de 2024 et qui disparaîtront quelques mois voire quelques semaines après l’élection. Avec eux, il n’y aura ni citoyen éclairé, ni démocratie approfondie. Ils sont de véritables tueurs à gage et l’arme sera pliée une fois la cible disparue. Il suffit de regarder la Une de ces canards pour s’en convaincre. Ils ont pour noms : Le Point, Dakar presse, L’indépendant, le Mandat, l’Évidence, Antenne quotidien, Alerte, La Dépêche…
Au bout d’une semaine, le lecteur peut se rendre compte aisément que Le Point est au service du ministre Aliou Sow. Les liens entre la Dépêche et Serigne Mboup sautent à l’œil nu, même si dernièrement, il est beaucoup question du ministre Sidiki Kaba, le ‘’dougoutigui’’. La proximité entre le Peuple et Massaly n’est plus à démontrer.
Mais ce qui caractérise surtout ces tabloïds, ce sont des Unes qui tranchent nettement avec l’actualité. Très souvent, ce sont des faits anodins qui sont mis en relief. Alerte ne s’est pas gêné de présenter un certain El Hadji Malick Guèye, comme un ‘’outsider devenu favori !’’ à la présidentielle de 2024. Pendant ce temps, l’Exclusif et l’Évidence mettent à la Une le soutien des femmes de Benno bokk yaakaar à Abdoulaye Daouda Diallo. D’illustres inconnus comme Souleymane Ba de la Cojer de Podor arrivent à occuper la Une principale.
En fait, rien de ce qui se fait n’obéit à des règles de journalisme ;: n’importe quel quidam, n’importe quel fait insignifiant peut aller à la Une. D’ailleurs, Mamadou Lamine Massaly, Habib Niang, Bougane Guèye Dany, Abdou Karim Sall et Abdoulaye Sylla de Ecotra l’ont tellement bien compris qu’ils sont à la Une quand ils le veulent et comme ils le veulent avec des titres identiques d’un ‘’journal’’ à l’autre. Ils ont été rejoints depuis un certain temps par Amadou Ba et Abdoulaye Daouda Diallo. Allez savoir comment ?
Ce qu’il faut préciser sur ces journaux, c’est qu’ils sont lancés par des journalistes qui n’ont généralement jamais occupé des responsabilités dans les médias. En plus, beaucoup d’entre eux n’ont pas d’ours, cette carte d’identité d’un journal qui renseigne sur le directeur de publication, les rédacteurs, les locaux, l’imprimerie… Et lorsque ces ours existent, un journaliste professionnel peut lire une vingtaine de noms de ces canards sans reconnaître un seul confrère. La vérité est qu’ils n’ont pas de rédaction. A la limite, une seule personne peut écrire tous les textes. Si texte, il y a en, car certains vous diront même que pour certains supports, il n’y a que la Une, ni Pdf encore moins papier. Résultat : ils sont invisibles dans les kiosques et dans la rue. Malgré une intense circulation des Pdf des journaux, ils ne sont jamais sur la liste, sinon rarement.
Ce qui est curieux cependant, c’est que malgré cette mauvaise image que ces titres donnent d’une presse déjà en rupture de confiance avec le public, ni l’Etat, ni le régulateur (Cnra), ni les instances internes (Cored, Synpics, Cedeps) n’ont bougé le plus petit doigt pour mettre un terme à ces pratiques malsaines. On préfère attendre que le Rubicon soit franchi pour dénoncer les dérives.