ENTRETIEN. L’ancien international camerounais a accepté de décrypter les chances des Lions de l’Atlas face aux Bleus et l’avenir du football africain.
Première équipe africaine à atteindre les demi-finales de la Coupe du monde, le Maroc a réalisé un exploit, qui – au-delà de soulever la ferveur populaire – inspire déjà les instances du football sur le continent. Reste à savoir de quelle manière ce parcours fulgurant de l’équipe nationale marocaine peut inspirer ? Que faut-il retenir de la participation des équipes africaines au Mondial du Qatar ? Qu’est-ce qui attend la zone Afrique en 2026, avec une Coupe du monde élargie ? Voix critique du football camerounais mais pas que, à 68 ans, Joseph-Antoine Bell, qui compte 70 sélections et a remporté deux Coupes d’Afrique des nations, en plus d’avoir été le portier de l’OM et de Bordeaux, pose un regard plus que distancié sur le niveau des autres pays comparativement au Maroc. Il s’est confié au Point Afrique, quelques jours avant la rencontre choc entre la France et le Maroc, comptant pour la demi-finale de la Coupe du monde à Doha.
Le Point Afrique : Que faut-il attendre du match France-Maroc de ce soir ?
Joseph-Antoine Bell : Il faut s’attendre à un match difficile pour les deux équipes, mais il sera un peu plus challengeant pour les Marocains, parce qu’ils ne sont jamais allés aussi loin. Pour autant, cela ne détermine pas qui va gagner. Simplement, la logique veut que les Marocains qui découvrent ce niveau de compétition doivent s’attendre à un jeu plus compétitif, tandis que les Français, champions en titre, savent que c’est difficile et pour eux ce n’est pas une surprise.
Quels sont les points forts et les points faibles de cette équipe marocaine ?
Le point fort et le plus déterminant, à mon avis, est précisément le fait que nous avons affaire à une vraie équipe. Les Lions de l’Atlas ne sont pas seulement une équipe de onze joueurs, ils incarnent totalement ce qu’on appelle l’esprit d’équipe. C’est un groupe soudé dans le jeu comme dans l’esprit. Autrefois, on parlait d’esprit de corps, dans le sens où quand la tête est attaquée, les membres le ressentent et viennent au secours… tout cela pour dire qu’ils sont très solidaires, et ce ne sont pas que des mots, c’est une réalité : ils jouent ensemble, ils défendent ensemble et ils ont obtenu, non pas des résultats, mais LE résultat.
Autre qualité : c’est une équipe cohérente, parce que, lorsqu’il y a un absent, il peut être remplacé par un autre joueur, qui a les mêmes capacités, les mêmes aptitudes, du coup on ne ressent pas cette absence. Et tout cela est rendu possible par le fait qu’ils apprennent le même football, assimilent les mêmes règles, et au-delà d’être solidaires, ils sont fair-play ! Je les adore pour cela.
Sur le terrain, ils ne sont pas nerveux, n’ont pas de réactions épidermiques ou des gestes de nervosités et d’agacement, comme on peut l’observer chez d’autres joueurs. Qu’ils soient en danger, dominés ou dominants, ils continuent à rester fair-play, j’adore cet état esprit, pour moi, c’est celui qui doit guider les sportifs en général et les plus grands en particulier.
Comment le Maroc s’y est-il pris pour que son équipe nationale atteigne ce niveau ?
Effectivement, le Maroc est loin d’être parvenu à ce résultat par hasard et ce n’est pas une surprise. On peut croire que c’est de la pure chance, car, dans le football, les conditions peuvent être réunies un peu par hasard avec un bon alignement des planètes, ça peut arriver, mais c’est rare, parce que dans ce sport il faut poser un certain nombre d’actes concrets. Or, les Marocains ont travaillé, ils ont organisé leur chance, si je peux dire, d’autres s’en sont moqués, mais pas eux. Depuis des années, les Marocains ont construit leur football, ils se sont dotés de stades, d’un centre de formation top niveau, autant d’éléments qui ont permis à leur championnat de devenir l’un des plus compétitifs du continent, si ce n’est le meilleur, de même leurs équipes sont au sommet du football africain.
Et aujourd’hui cela se traduit par deux choses : premièrement, les footballeurs marocains passent aisément de leur championnat au championnat étranger. On peut recruter un footballeur marocain pour jouer dans un championnat étranger et il va s’adapter. Deuxièmement : l’équipe que nous voyons est composée de joueurs qui jouent au pays, de sorte que l’on ne peut pas distinguer ceux qui viennent des plus grands clubs du monde des autres. On les croirait tous venus des plus grands clubs et c’est ce qui leur permet de réussir plus facilement, parce qu’ils ne sont pas impressionnés. Ils ont pour eux la qualité, le talent et le niveau.
Comment jugez-vous le parcours de l’Afrique dans cette Coupe du monde ?
Justement, tout ce que je viens de dire sur le Maroc n’existe pas chez tous les autres. Il n’y a pas un pays africain, en dehors du Maroc, dont le club serait champion d’Afrique, dont les clubs seraient en finale de la coupe d’Afrique chaque année et qui auraient le même état d’esprit. Autre point fort pour les joueurs marocains, ils n’arrivent pas en Coupe du monde, en traînant dans leur sillage une actualité faites de faits divers. Au Maroc, on ne parle que de football et de rien d’autre. L’équipe n’est donc pas lestée par des histoires qui n’ont rien à voir le sport.
Au-delà, effectivement, nous pouvons tirer un bilan positif de la Coupe du monde pour l’Afrique.
Vous n’êtes pas plus optimiste que ça ! ?
Il faut arrêter les incantations et les slogans faussement révolutionnaires qui consistent à dire qu’on n’a rien à envier aux autres. Ce n’est pas vrai, nous sommes plus petits que les autres et si on rassemble tous les résultats africains, ils sont moins bons que ceux des autres. Aujourd’hui, nous fêtons une équipe du Maroc qui arrive en demi-finale, mais si nous avions un peu d’humilité, un peu d’honnêteté, nous reconnaîtrions que l’Asie, notamment la Corée du Sud, a déjà été en demi-finale d’une Coupe du monde. Or, en Afrique on se pensait plus fort que les Asiatiques. En faisant, une analyse honnête nous dirions que toutes les équipes africaines sont rentrées en ayant marqué des points et c’est encourageant. À nous, maintenant d’analyser ces résultats, de comprendre ce qui a manqué, etc.
En fait, quand on régionalise les résultats, on a tendance à vouloir démontrer que les défauts sont congénitaux et peuvent être rédhibitoires, or, ce n’est pas vrai, nous sommes comme les autres. Si nous travaillons comme les autres, nous aurons les mêmes résultats que les autres et c’est ce que le Maroc a fait. Nous pourrions imiter et copier les recettes de leur succès et faire la même chose.
Peut-on déjà espérer une nouvelle ère pour le football africain ?
Je pense que la nouvelle ère ne se décrète pas, elle se vit. Il faudra suivre les décisions des fédérations africaines. Il faudrait également se mettre au travail sérieusement, et surtout ne plus compter sur un joueur qui serait le sauveur de la nation. Prenez, justement les Marocains, ils ont réussi collectivement, ils ne se sont pas appuyés sur une performance inattendue et exceptionnelle d’un joueur.
Pour réussir, il faudrait aussi avoir l’honnêteté d’étendre la notion d’équipe, inclure tous ceux qui sont partie prenante de la vie d’équipe, la fédération, il faut aussi renforcer la gestion et donc regarder les problèmes en face, la Fédération doit faire valider sa politique par le gouvernement ou l’État. C’est une façon de responsabiliser tout le monde.
Le prochain Mondial 2026 verra l’Afrique renforcée avec la participation probable de 9 ou 10 équipes. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Entre petit et grand, la différence n’est pas le nombre, la différence se lit dans la performance. Voir grand ce n’est pas dire qu’on est plus nombreux. Le Maroc par exemple qui est en demi-finale ne figure pas parmi les pays les plus peuplés, d’autres sont plus grands et plus peuplés mais ne sont pas présents dans cette compétition. Donc pour gagner la Coupe du monde, ce n’est pas par le nombre qui compte. Il faudrait qu’on se dise la vérité. Quand on accroît le nombre de participants, on donne la possibilité à plus de gens de participer à la fête, mais on ne donne pas la possibilité à plus de gens de la gagner, parce qu’à la fin il ne restera qu’un vainqueur, et il sera parmi les meilleurs. Lors de cette Coupe du monde, nous étions cinq, dont un a été jusqu’en quart de finale, l’autre en demi, les autres n’y sont pas, donc ce n’est pas en augmentant le nombre qu’on va changer quelque chose. N’oublions pas que tous les autres continents seront aussi augmentés.
Le plaisir pour moi, c’est déjà de voir cette équipe du Maroc au sommet avec son fair-play et bien sûr la chance qui va avec ceux qui font les choses correctement. Ce qui est intéressant à chaque fois pour la Coupe du monde, en général, c’est le sens de la fête, même dans un pays, comme le Qatar qui semble au départ fermé, mais finalement permet que des supporteurs remplissent les stades, qu’ils fassent la fête, que les gens s’amusent et que le Qatar desserre un peu l’étau, cela veut dire que le football fait progresser la convivialité.
Propos recueillis par Viviane Forson et Abdoulaye A. Sall