En 2011, le Sénégal avait enregistré plus de 100 décès causés par la dépigmentation. 13 ans après, la bête n’a pas changé de visage et continue de faire des victimes. La dépigmentation artificielle encore appelée dépigmentation cosmétique volontaire (DCV), peut être définie comme l’ensemble des procédés visant à obtenir un éclaircissement de la peau par l’utilisation d’un produit dont les propriétés dépigmentant sont clairement établies. La plupart des produits dépigmentant (PD) sont des médicaments détournés de leur usage tels que l’hydroquinone, le mercure, le propionate de clobétasol et la bétaméthasone. Ces produits sont utilisés par voie topique, cutanée ou par voie générale autrement dit orale ou injectable.
Jadis prisée par les femmes, la dépigmentation est aujourd’hui devenue une tendance unisexe. C’est même plus qu’une tendance mais un phénomène de quête de la peau blanche à n’importe quel prix. En Afrique, cette pratique dangereuse est diversement nommée selon les pays par exemple « Tchatcho » au Mali, « djansang » au Cameroun et « maquillage » au Congo. Au Sénégal, le « xeesal » encore appelé « Tcha » par les utilisateurs professionnels est vendu comme de petits pains au vu et au su des autorités sur internet, au marché dans les boutiques de produits cosmétiques, un peu partout. Les vendeurs, particulièrement les fabricants de ces produits (mélange) qui se font appeler « chimistes » se frottent les mains grâce à ce business fructueux et pourtant qui tue. D’après les dernières alertes des spécialistes de la peau ou dermatologues, « toutes les femmes atteintes du cancer de la peau et hospitalisées en 2023, sont finalement décédées » (À lire aussi : Dépigmentation au Sénégal : l’inquiétante révélation d’une dermatologue). Une nouvelle alarmante qui interpelle toutes les autorités sanitaires et décisionnaires sur ce fait qui est également directement lié à des facteurs économiques car 19% du revenu des ménages est consacré à l’achat des produits dépigmentant. D’ailleurs, les projections estiment que le marché mondial des produits dépigmentant atteindra 11 milliards de dollars en 2026, selon le ministère de la Santé.
C’est de façon ouverte et maladroite que ces vendeurs et fabricants (chimistes), attirent et invitent la clientèle à « se débarrasser de cette peau noire, cette peau très sombre qui éclipse la beauté de la femme… ». Ces vendeurs de « xeesal » ne se sentent pas coupables, malgré l’alerte. Celles qui pratiquaient continuent de plus belle leur « routine de beauté » et ceux qui vendaient continuent d’exhiber leurs produits « sans effets secondaires » selon leurs dires.
Pour cette priorité de santé publique Seneweb s’est intéressé à la posture du ministère de la santé ainsi qu’à celle du ministère du commerce sans occulter les réactions des vendeurs et utilisateurs de ces produits tueurs.
Eau de javel, tamarin, hydroquinone…
« Ces cas de cancers sont sûrement dus à l’ancienne méthode de dépigmentation. Les femmes d’avant se dépigmentaient la peau avec des produits très forts et nuisibles comme l’eau de javel. Elles préparaient ces produits au feu en mélangeant du tamarin, de l’eau de javel à d’autres produits à base d’hydroquinone », estime Omzo. Ce dernier, propriétaire d’une marque de produits cosmétiques très prisée par les femmes trouve également son compte dans ce travail. Âgé de la vingtaine, le vendeur avoue que ses produits sont sans danger. « J’ai fait les études jusqu’à la classe de terminale, donc je suis un intellectuel et conscient du danger que certains actes peuvent représenter. Avant de me lancer dans la commercialisation des produits éclaircissants, j’ai suivi une formation avec une Ivoirienne. C’est elle qui m’a appris les bonnes bases d’un produit sans effets néfastes », révèle-t-il.
A en croire ce faux chimiste, « cette nouvelle génération est hors de danger car les produits d’aujourd’hui nous viennent généralement de Thaïlande, de la Corée ou encore de la France et ne sont pas nocifs ». Le seul regret du vendeur est « le fait que ce business soit gâté par tout ce beau monde qui vient s’y impliquer juste pour des raisons pécuniaires tout en n’ayant aucune notion de l’esthétique … »
Le phénomène Mame Ndiaye savon
Celle intronisée reine des vendeurs de « xessal » est devenue une célébrité au Sénégal grâce au business du savon éclaircissant. En novembre 2022, se rappelle-t-on, la plus connue des vendeuses de Xessal au Sénégal a fait face à la dermatologue Dr Mame Aminata Ndir sur le plateau confrontation de la 2STV. Malgré les enseignements et conseils de la représentante du ministère de la Santé, la vendeuse ne s’est pas gênée de reprocher à la dermatologue d’être trop noire. Elle lui a même suggéré de « se nettoyer la peau » à l’aide de ces produits dépigmentant. Depuis cette grande sortie à la télé, la vendeuse gagne de plus en plus en notoriété via les réseaux sociaux. « Je vends ce que j’utilise et voyez par vous-même si j’ai ces problèmes de peau », une technique de marketing très réussie pour la jeune dame qui n’hésite pas à exhiber ses revenus sur le net.
Au parfum de cette situation alarmante (décès à cause du cancer de la peau), la vendeuse s’est lavée à grande eau lors d’un live, prête même à jurer que toutes ces femmes décédées à cause du « xeesal » n’ont jamais été ses clientes. Plus loin, elle défie les médecins traitant d’interroger les patientes venues pour les mêmes causes si ces crèmes destructrices sont les siennes. Le cas échéant, elle se dit prête à changer de métier et de se reconvertir dans d’autres activités.
« Mère Gaindé »
« Xessal rafetna mais amoul mouthie (au début ça nous réussit mais …) Du haut de ses 40 ans, Ndéye.K. Sow n’ose plus sortir de sa maison. Dehors, les jeunes l’appellent « mère Gaïndé ». A voir la teinte multicolore de son visage, de ses mains et pieds, il va falloir beaucoup de temps à cette femme pour pouvoir retrouver sa beauté d’antan enlaidie par ces produits bon marché. « J’ai toujours voulu avoir la peau blanche. Quand j’étais enfant, j’aidais ma mère à passer la pommade sur son dos et il m’arrivait même d’en prendre à son insu juste pour avoir son teint clair. Donc une fois adulte j’ai commencé à acheter moi-même mes produits et il m’arrivait aussi d’en concocter grâce aux astuces partagées dans des groupes spécialement dédiés à la dépigmentation » confesse-t-elle. Ces groupes dont parle Ndéye Sow comptabilisent des milliers de femmes sénégalaises et africaines. Elles s’y partagent des bons plans « xessal », les contacts des meilleurs vendeurs de produits ainsi que des conseils pour éviter les effets indésirables. On peut citer « Khessal ba wekh tall », « Khessal mon choix », « Astuces khessal bou rafet sans danger », « Khessal de luxe » …, et Mme Sow était abonnée à trois de ces groupes. « Ma mère avait le diabète et ces produits ont certainement anticipé sa mort. Aujourd’hui je donnerai tout pour retrouver mon teint initial, ma noirceur d’ébène et sortir sans aucune honte dans la rue », affirme-t-elle.
Les conséquences dans le court, moyen et long terme
Au-delà de ces problèmes dermiques, les complications liées à cette pratique sont multiples quel que soit le type de produit utilisé, mais également quelle que soit l’intensité de la pratique. Cela veut dire que la dépigmentation reste la dépigmentation même pour ceux qui « cherchent seulement un teint marron avec ces produits dépigmentant et ce, peu importe le pays de provenance du produit utilisé. D’après Dr Astou Diouf Kébé, dermatologue, vénérologue et coordonnatrice de l’Association internationale d’information sur la dépigmentation artificielle (AIIDA), tous ces procédés entrent dans le cadre de la dépigmentation artificielle. Toutes ces personnes courent les mêmes risques à plus ou moins long terme, c’est comme prendre l’ascenseur ou les escaliers », précise la spécialiste.
La praticienne d’admettre également que la gravité des complications dépend du type de produit, de la concentration du produit, mais également du type d’application (À lire aussi : Dépigmentation : La nouvelle méthode des femmes…). A court terme, les complications sont surtout ce qu’on appelle les eczémas de contact ou bien les dermites irritatives qui peuvent aller jusqu’aux dermiques caustiques (des brûlures). « Le fait d’être allergique aux produits peut se manifester par un eczéma ou une irritation et cela peut aller jusqu’au stade de brûlure ». Ces brûlures ou dermites caustiques sont surtout causées soit par des produits décapants qui sont corrosifs ou bien par des acides tout simplement mais qui sont utilisés à fortes concentrations », souligne-t-elle
Dans le moyen terme, c’est l’ensemble des complications qu’on appelle complications infectieuses notamment tout ce qui est infection bactérienne, parasitaire, voire mycosique. Ces produits affaiblissent les barrières physiques et chimiques que constituent la peau qui ont pour rôle de nous protéger contre les agents pathogènes et les bactéries. Ce qui fait que la femme a plus de risque d’attraper par exemple une gale de faire des mycoses ou encore de faire ce qu’on appelle la dermo-hypodermite bactérienne. D’ailleurs, concernant cette dernière affection, une étude réalisée au service de dermatologie de l’IHS (Institut d’Hygiène Sociale de Dakar) sur une période de 13 ans, a permis de colliger 209 cas soit une fréquence de 15,38%. « Quand elles font ces pathologies là, ce sont souvent des formes graves liées toujours à immunodépression locale induite surtout par les dermocorticoïdes qu’elles utilisent », remarque Dr Diouf
A part ces complications liées aux dermocorticoïdes dans le moyen et le long terme, surgissent l’acné, les vergetures et les troubles pigmentaires qui eux, sont souvent causés par les produits contenant de l’hydroquinone. Ces troubles se manifestent en hyperpigmentation péri orbitaire communément appelée « lunettes » (tâche noire qui se forme tout autour de l’œil) et en ochronose exogène, appelée « Thieré » en wolof.
Toujours dans le long terme, on a les complications à type de cancers cutanés. Elles sont causées par une réduction ou une inhibition de la production de mélanine, qui n’arrive plus à remplir le rôle fondamental de photo protection (protéger contre les effets délétères des radiations UV qui sont à type de vieillissement cutané ou de cancers).
7 femmes sur 8 décédées du cancer de la peau
De 2005 à 2024 plus de 55 cas de cancers sont diagnostiqués en milieu hospitalier et de décembre 2023 à mars 2024, sept (7) cas de décès sur huit (8) ont été enregistrés d’après le ministère de la santé. Leur durée d’utilisation des produits dépigmentant était de 10-15ans en moyenne. « Ce sont souvent des cancers qui sont survenus sur ce qu’on appelle des plaques d’ochronoses ou « thiéré », précise la dermatologue.
Les complications liées au « xeesal » peuvent également être extra dermatologiques, et les plus fréquentes sont celles néphrologiques (syndrome néphrotique, insuffisance rénale due au mercure), les facteurs de risques liés aux corticoïdes sont en partie l’hypertension artérielle (HTA), le diabète et l’obésité. L’anxiété, la psychose, la dépression ou encore la neuropathie périphérique en sont les complications neurologiques.
Dépigmentation chez les hommes et les enfants
Pour le genre masculin qui s’adonne à cette pratique, les complications restent les mêmes que chez les femmes. Ils vont même plus loin en voulant rendre plus beau certaines parties de leur corps comme les parties intimes et les lèvres (À lire aussi :Dépigmentation des parties intimes et des lèvres : une tendance dangereuse observée au Sénégal). En revanche, pour les enfants, c’est eux qui en pâtissent alors que n’ayant rien demandé. « Déjà en période de conception ou de grossesse, une femme qui se dépigmente avec ces produits provoque complications déjà sur le fœtus parce que les produits par exemple mercuriels qu’elle utilise peuvent traverse la barrière placentaire et entraîner une intoxication chez le nouveau-né. On a également constaté que ces femmes qui se dépigmentent pendant la grossesse ont des bébés de faible poids de naissance. En plus de cela s’ajoutent les complications obstétricales lors de l’accouchement, si une césarienne est programmée, il y’a un risque de lâchage des fils. Ce sont les patients qui vont être difficiles à suturer, et il y a même des risques de surinfection au niveau de ces sites de césarienne », constate la doctoresse (À lire aussi :Femmes enceintes et dépigmentation : La toxicité du produit expose à l’avortement). Pareil chez la femme allaitante qui fait courir à son enfant les mêmes risques car ces mêmes produits vont se retrouver également sur la peau du nourrisson avec les mêmes complications.
Impact sur l’environnement
Le mercure contenu dans les savons, crèmes et autres produits cosmétiques est finalement rejeté dans les eaux usées. Il parvient alors dans l’environnement, où il est méthylé puis pénètre dans la chaîne alimentaire sous forme de méthylmercure hautement toxique chez les poissons. Les femmes enceintes qui consomment des poissons contenant du méthylmercure transfèrent du mercure à leur fœtus, ce qui peut se traduire ultérieurement par l’apparition de troubles neuro cognitifs chez les enfants.
« Qu’on retire ces produits à base de dermocorticoïde, d’hydroquinone et de glutathion du marché des cosmétiques parce que ce sont des médicaments qui ont été détournés de leur usage. Un produit cosmétique, il répond à des normes et ne doit pas contenir des dermocorticoïdes (médicaments). L’incorporation de glutathion dans un produit cosmétique est interdite de même que l’incorporation de l’hydroquinone à des taux supérieurs à 2%. Rien ne peut être acquis dans cette lutte si ces produits sont encore là en vente libre et anodine sans aucune réglementation… La grande question c’est pourquoi l’Etat autorise encore l’importation de ces produits ? » s’interroge la coordonnatrice de l’AIIDA.
Transcription de la Décision 07/2010/CM/UEMOA
Une requête a été transmise à la Direction du commerce intérieur (DCI) qui est chargée de mettre en œuvre les lois et règlements relatifs à la protection du consommateur. D’après le commissaire aux enquêtes économiques et chef de division des produits non alimentaires et services (DPNAS), Saidou Nourou Barro, les agents ont libre accès à tous les lieux de commerce aux fins de contrôle de conformité des produits et services faisant l’objet de réglementations spécifiques.
Toutefois, M. Barro signale un défaut de réglementation. « A l’état actuel de la réglementation au Sénégal, l’importation ou la fabrication de produits cosmétiques ne fait l’objet d’aucune exigence technique consacrée par un acte réglementaire ni par décret présidentiel ni par arrêté ministériel. Aucun document de recevabilité n’est exigé par la douane à l’importation et aucune autorisation à la fabrication n’est prévue ». Alors, pour une bonne organisation du commerce des produits cosmétiques et une protection optimale des consommateurs, « il paraît indispensable pour les autorités politiques, en l’occurrence le ministre en charge de la santé et le ministre du Commerce et de l’Industrie de procéder à la transposition de la « décision 07/2010/CM/UEMOA du 1octobre 2010 portant adoption des lignes directrices pour l’homologation des produits cosmétiques dans les États membres de l’UEMOA », préconise le chef de la division des produits non alimentaires et services.
Ainsi, tout produit cosmétique, avant sa mise sur le marché sera obligatoirement soumis à une procédure d’homologation et tout acteur du commerce (importateur et fabricant en particulier) sera obligatoirement soumis à une procédure d’enregistrement ou d’agrément. En d’autres termes, tous les acteurs seront identifiés par l’autorité compétente, en l’occurrence l’Agence sénégalaise de réglementation pharmaceutique (ARP) qui dépend du ministère de la Santé. Saidou Nourou Barro d’espérer que le Sénégal s’inspire de la Côte d’Ivoire qui, « en transposant cette directive, les autorités ivoiriennes ont interdit la présence de certaines teneurs en d’hydroquinone dans les laits corporels en guise de lutte contre la dépigmentation de la peau ». Au demeurant, les actions des services de la direction du commerce intérieur se résument au retrait des produits périmés au regard des indications contenues sur les emballages.
Rappelons qu’entre 2018 et 2019 une étude transversale menée dans 4 zones du Sénégal a montré une prévalence moyenne de 59,20% (51,08-71,32%). Ainsi, pour stopper ce mal, le ministère de la santé a établi des stratégies de prévention. D’abord, pour ce qui est du cadre législatif et réglementaire pour la réglementation de la commercialisation des produits dépigmentant, une loi est prévue sur la cosmétovigilance et la réglementation de la publicité des produits dépigmentant à travers tous les canaux notamment les réseaux sociaux. Il est là question de « réactualiser le Décret N° 79-231 du 9 mars 1979, interdisant la pratique du “xeesal” aux élèves des établissements d’enseignement élémentaire, moyen et secondaire ». Il s’agira également d’appliquer les conventions internationales ratifiées par le Sénégal notamment la Convention de Minamata sur le mercure qui est un traité international visant à « protéger la santé humaine et l’environnement contre les émissions et rejets anthropiques de mercure et de composés du mercure ». Elle est entrée en vigueur le 16 août 2017, 114 pays l’ont ratifiée.
A titre de prévention primaire, la tutelle mise sur la communication à travers les volets Information Education Communication (IEC) et Communication pour le changement de Comportement (CCC) pour ne pas initier la pratique (population générale, patients, femmes enceintes…) en ciblant les groupements de femmes, les enfants depuis le préscolaire jusqu’aux élèves, les collégiens et les lycéens et étudiants. Les hommes…au sein des entreprises ainsi que ceux du secteur informel ne seront pas en reste.
La formation du personnel de santé aux complications et au diagnostic et traitement précoce sera d’actualité. Dans cette étape de prévention secondaire, un renforcement de capacités est aussi envisagé chez les prestataires de même que le dépistage des cancers de la peau chez les personnes adeptes de la DCV.
Le ministère estime que la prise en charge doit être multidisciplinaire et transdisciplinaire, impliquant différentes spécialités médicales et chirurgicales mais également les socio-anthropologues et les psychologues, pour la phase tertiaire de la prévention.
À titre de recommandation : le plan stratégique de lutte contre les maladies non transmissibles doit l’adresser avec un financement conséquent pour une politique ardue de lutte contre la dépigmentation et ses complications sur la population sénégalaise.