Il analyse la situation nationale avec un lexique adapté à son vouloir-dire et des références implicites (Marx, Edward Herman et Noam Chomsky) bien à propos. Son souci d’être factuel est également manifeste, car à aucun moment on ne l’a vu flotter longuement dans l’apesanteur de la spéculation stérile qui coupe beaucoup d’intellectuels de la réalité sociale. Cependant la question centrale de son texte me semble être une affirmation déguisée, un verdict avant le procès : « dans quelle démocratie élimine-t-on du jeu politique le parti le plus représentatif ? ». D’autres auraient préféré être plus prudents en se demandant : qu’a fait ce parti politique pour être dissous ? Ces faits méritent-ils la dissolution ? Mais peut-on reprocher à Felwine le choix de ses prémisses étant entendu que nous partons tous de prémisses ou de postulats discutables dans l’absolu ?
Ce qui est tenu pour hypothèse doit certainement être raisonnable, mais pas forcément conforme à la réalité, du moins telle que nous la percevons a priori. Or n’oublions pas qu’à l’époque de la post-vérité, c’est la perception qui est reine. On ne peut donc reprocher à Felwine ce choix de s’interroger sur la dissolution du Pastef, mais il aurait pu se demander aussi : dans quelle démocratie au monde un opposant s’attaque-t-il frontalement et gratuitement à des gradés de l’armée ? Pourquoi monsieur Sonko, s’arroge-t-il le droit de jeter le discrédit sur nos Forces de défense et de sécurité et ce, depuis plusieurs années ? Pire, Felwine semble s’émouvoir du sort réservé à ce parti, mais pas un mot sur la soixantaine de victimes que la sédition enclenchée par ce parti et son leader a provoquée. Dans quel pays au monde le gouvernement peut-il croiser les bras et regarder faire une anarchie dont le but déclaré et déclamé est sa propre chute avant terme ? Vous nous parlez d’aspirations de milliers de sénégalais, mais que dire de celles de millions d’autres compatriotes ?
On a effectivement tué, un juge dans ce pays, on a tué des policiers en service ; on a emprisonné un chef de l’opposition, mais personne n’a jamais tenté de faire ouvertement obstruction à la justice et de chercher à s’ériger soi-même en justicier. Personne ne s’est une fois au Sénégal auto-barricadé dans sa base politique pour prétendument défier la justice de son pays. Nanu bayyi naxànte bi ! Personne ne doute des abus de pouvoir sous Macky Sall, personne n’ose nier qu’il y a dans la justice de graves dysfonctionnements et peut-être même des magistrats qui ne sont pas libres. Mais de là à remettre en cause la prérogative de qualification des faits par la justice, c’est un passage à la limite : si on concède à un simple citoyen qui n’est investi d’aucun pouvoir institutionnel le droit de qualifier lui-même les faits qui lui sont imputés, comment le refuser aux institutions dont l’essence et la finalité sont justement cela ? Comment rappeler la mort d’un juge sans reprocher à celui dont le discours et les actes ont provoqué des émeutes les plus sauvages et criminelles dans l’histoire de notre démocratie d’avoir failli à ses obligations de retenue et d’être républicain ?
Personne n’est contre une révolution (encore faudrait-il qu’on puisse appeler comme tel tout soubresaut ou n’importe quelle entreprise de sédition), le problème c’est de tout faire pour que la révolution ne soit pas dévoyée et récupérée par un passager clandestin. Les aspirations du peuple sénégalais au changement ne pourront jamais être un prétexte pour faire passer l’arbitraire d’un homme ou d’un parti. Un intellectuel qui se tait quand on brûle des universités, tue des citoyens, saccage des biens publics et insulte toutes les institutions du pays ne devrait pas s’étonner qu’il y en ait d’autres qui observent le silence quand un leader politique est emprisonné à la suite d’évènements aussi dramatiques.
Felwine n’a en définitive rien dit que les partisans de Sonko n’aient déjà dit, son texte n’est finalement que l’élaboration conceptuelle et le couronnement intellectuel de ce pari de vouloir dégager un régime par des voies non-démocratiques, de vouloir précipiter la chute de ce régime. Qu’on nous reconnaisse donc le droit de continuer à faire confiance au génie de notre peuple, à la solidité de notre État et à l’intelligence de notre république. Oui, nous devons rendre grâce à Dieu d’avoir un Etat vraiment solide et des Forces de l’ordre républicaines, car l’insurrection qu’on leur a imposée aurait pu les pousser à commettre des crimes (était-ce le but sournoisement recherché ?).
Qu’il y ait une justice non équitable, c’est un scandale dans une république ; que des appels à la violence soient punis d’un côté et non de l’autre relève de l’injustice, personne n’en disconvient. Mais deux réserves doivent, à notre avis, être apportées à une telle appréciation. La première est que la république et la démocratie ont défini des modalités de contestation qui ne mettent pas en péril la république et l’unité nationale. Qu’un leader politique fasse du discours sur l’ethnie une partie de sa stratégie est absolument blâmable, et tout intellectuel devrait le rappeler à l’ordre comme on l’a fait à propos de la revendication du Fouta comme titre foncier. S’opposer est un droit et peut-être même un devoir citoyen dans la mesure où tout contre-pouvoir contribue à consolider la démocratie. Mais prôner le déni de la république n’est pas moins blâmable que le déni de justice : il faut s’opposer de façon républicaine et non de manière rue-publicaine. La deuxième est que sans chercher à absoudre le procureur et la justice, il convient de rappeler que le juge décide dans son intime conviction et que le procureur est le maître de l’opportunité des poursuites. Le procureur peut juger que celui qui menace avec des armes à la main est plus dangereux que celui qui ne fait que des déclarations. J’avoue que cette façon de voir les choses ne me convainc point, mais au regard des missions assignées à l’autorité, la notion d’opportunité des poursuites lui est réservée de façon exclusive. Elle peut juger que celui qui a déjà commis des actes violents représente plus de danger pour la société que celui qui le dit mais qui ne passera jamais à l’acte : tout dépend de l’appréciation du procureur (aucune théorie ne peut dissoudre dans la froideur du concept le caractère vital de la sécurité et de la paix sociale).
Et pour dire encore un mot sur la régression alléguée de notre démocratie, il faut remarquer que nous en sommes tous comptables. Le régime en a certes une plus grande part d’imputation, mais la responsabilité des citoyens et des politiques doit toujours être interpellée : telle est l’attitude normale de l’intellectuel, c’est-à-dire assumer pleinement la sienne sans parti pris et rappeler aux uns et aux autres la leur. Personne n’est innocent dans ce qui est arrivé. Notre refus de la vérité est le crépuscule de la paix et de la concorde nationale qui ont toujours servi de ceinture de sécurité à notre démocratie. Un intellectuel doit certes être engagé, il doit défendre les causes justes, mais toutes les causes justes ! Et au préalable, il doit démontrer la justesse des causes qu’il défend et non en faire une pétition de principe. On ne peut pas combattre le Ndigël des élites religieuses et faire un Ndigël laïc en prenant pour évident ce qui doit faire l’objet d’une discussion.
Il faut également, tout en dénonçant sans compromission les dérives du pouvoir actuel, préciser que cet imbroglio entre justice et exécutif est une des grandes apories de nos démocraties. Au Brésil, en février 2019, l’ancien président Lula a été condamné à 12 ans et 11 mois de réclusion pour corruption et blanchiment : ses partisans criaient au complot. Et comme à chacun son tour chez le coiffeur, un des bourreaux politiques de Lula, à savoir Bolsonaro, a été condamné en juin dernier à huit ans d’inéligibilité. Aux Etats-Unis Trump a embauché la même trompette de la victimisation. En France gauche et droite se sont littéralement détruites par des histoires de complots judiciaires. La démocratie est ainsi faite ; elle est précaire et sujette à des conflits parfois très douloureux. La décadence tant proclamée de notre démocratie est donc à relativiser.
Il faut dire à propos de cette tribune de Felwine que c’est une excellente initiative que de dénoncer les abus de pouvoir sous Macky, mais en veillant que l’autre sens de son nom ne prenne pas le dessus sur le vrai sens. Autrement Felwine (qui est aimé par les gens) ne doit pas devenir buggo fel wiin-we (désir de plaire au peuple). Les civilisations ne meurent pas par le cœur, elles meurent par l’esprit : lorsque l’esprit se prosterne devant sa majesté le cœur, tout dans la société obéit désormais à une dialectique de l’amour et de la haine. Le premier devoir de l’intellectuel n’est pas de faire une théodicée du mal ni d’adhérer à l’oppression des pouvoirs, mais d’épier le diable partout pour éviter qu’il prenne possession du peuple. Ne vous en faites surtout pas cher Felwine, il y a longtemps que les sénégalais se sont réveillés. Depuis lors, ils ne se sont pas rendormis. Peut-être que ceux qui dormaient viennent juste de prendre le train de l’histoire de notre veille permanente.
Alassane K. KITANE