De la tentative d’adhésion du Sénégal au BRICS à la création prochaine d’une agence africaine de notation, en passant par la dernière sortie du FMI et la décision de la BCEAO de relever son taux directeur, l’économiste-chercheur Demba Moussa Dembélé n’a esquivé aucune question dans cet entretien avec Seneweb.
Comment analysez-vous la candidature du Sénégal aux BRICS ?
Même avant l’addition de six pays membres acceptée lors de leur Sommet en Afrique du Sud, les 5 BRICS étaient déjà la force principale de l’économie mondiale. En parité des pouvoirs d’achat, les BRICS représentent 31,6% contre 29,9% pour le G7. Les 5 BRICS comptent deux des pays les plus peuplés au monde : la Chine et l’Inde, qui font presque 3 milliards d’habitants.
“Les BRICS vont être le leader incontesté de l’économie mondiale”
Maintenant avec les six pays qui vont les rejoindre – l’Arabie Saoudite, l’Argentine, l’Egypte, l’Ethiopie ; les Emirats Arabes Unis et l’Iran, les BRICS vont représenter près de 40% de l’économie mondiale, en termes de parité des pouvoirs d’achat, contre près de 30% pour le G7. Les BRICS + vont contrôler la plupart des matières premières, comme le pétrole, le gaz, l’uranium, la production alimentaire et les minerais stratégiques.
En outre, les 11 BRICS vont représenter 45% de la population mondiale. Donc les BRICS vont être le leader incontesté de l’économie mondiale! Une telle puissance est nécessairement une formidable force d’attraction. C’est pourquoi lors du Sommet en Afrique du Sud, il y avait 23 demandes d’adhésion officielles et plus de 40 pays qui avaient montré de l’intérêt pour les BRICS.
Donc, tous les pays qui cherchent à s’émanciper de la domination occidentale, dont l’hégémonie économique et politique est en déclin irréversible, vont essayer de rejoindre les BRICS. C’est ce que le Sénégal a essayé de faire, comme d’autres pays africains, mais il a été recalé parce que ne remplissant pas les critères établis par les BRICS.
Quelle est votre appréciation de la décision de la BCEAO de relever de 25 points son taux directeur ?
La BCEAO est préoccupée par le maintien de la valeur externe du franc CFA, c’est-à-dire la parité fixe avec l’Euro. C’est pourquoi sa politique monétaire est calquée sur celle de la Banque centrale européenne (BCE). Leur objectif n’est pas de promouvoir la croissance mais de maintenir l’inflation à un taux de 2 à 3%. Le taux directeur de la BCE a été porté à 4% le jeudi 14 septembre. Et le mouvement de hausse n’est pas exclu dans les mois à venir.
Le souci de la BCE est non seulement de ramener l’inflation à 2% mais surtout de faire attention au mouvement de capitaux entre la zone euro et les Etats-Unis où la Réserve fédérale (la Banque centrale) a également entrepris une politique de hausse de taux d’intérêt pour juguler l’inflation. Or toute hausse de taux aux Etats-Unis tend à attirer les capitaux. Et la BCE ne voudrait pas que cela se fasse au détriment de la zone euro.
Mais la BCEAO devrait avoir d’autres soucis, à savoir une politique monétaire pour stimuler les taux de croissance et la recherche du plein-emploi. Ce qui aurait conduit à une politique monétaire accommodante, avec un faible taux directeur qui encouragerait les investissements.
“La politique monétaire absurde de la BCEAO est l’une des raisons qui expliquent le combat contre le franc CFA et pour la souveraineté monétaire”
Malheureusement ce n’est pas le cas. Elle suit aveuglément la BCE dans le ciblage de l’inflation. L’absurdité de la décision de la BCEAO, dont le taux directeur a été porté à 3,25%, pas loin de celui de la BCE, intervient au moment où la BCEAO prévoit une baisse de la croissance dans l’UEMOA. Et alors que le chômage et la pauvreté constituent le lot de presque tous les pays membres. Cherchez l’erreur !
Faut-il rappeler que sur les 8 pays membres de l’UEMOA, 7 sont classés, pays moins avancés (PMA), c’est-à-dire parmi les pays les plus pauvres du monde, selon les Nations-Unies ! Cette politique monétaire absurde est l’une des raisons qui expliquent le combat contre le franc CFA et pour la souveraineté monétaire.
La dernière sortie du FMI sur le Sénégal est-elle de nature à rassurer sur la situation économique du pays ?
Il faut retenir que lors de son séjour au Sénégal au mois de mai 2023, la délégation du FMI avait déjà attiré l’attention sur la détérioration des indicateurs économiques du Sénégal due principalement aux facteurs exogènes. Notamment les effets de la guerre en Ukraine, la hausse des taux d’intérêt dans la zone euro et aux Etats-Unis et les risques de récession mondiale.
Ce n’est dès lors pas étonnant que le choc endogène que constituent les événements du mois de juin 2023 ait aggravé les sombres perspectives économiques du pays, au point de faire perdre au Sénégal, près d’un pourcent de son PIB, selon le FMI. La baisse est probablement plus importante. En effet, tous les secteurs étaient touchés pendant plusieurs jours. Surtout, presque toutes les activités étaient arrêtées à Dakar et ses environs, où est concentré l’essentiel de l’activité économique du pays.
“Les mesures préconisées par le FMI vont aggraver la situation économique et sociale des citoyens sénégalais, y compris ceux de la classe moyenne”
Mais ce que ne dit pas le FMI c’est que cette chute de la croissance va aggraver les conditions de vie des populations et accentuer le chômage et la pauvreté. On le voit déjà avec la hausse vertigineuse du coût de la vie et les vagues successives d’émigration dite « illégale » avec leurs drames.
Les mesures préconisées par le FMI, notamment la réduction ou la suppression des subventions à l’énergie, vont aggraver la situation économique et sociale des citoyens sénégalais, y compris ceux de la classe moyenne. En effet, cette suppression vise à réduire le déficit budgétaire. Cela va se traduire par des politiques d’austérité, sous forme de réductions drastiques dans les dépenses publiques. Comme c’est peu probable que le train de vie de l’Etat diminue, ce sont les dépenses sociales qui seront les principales victimes de ces coupes. Ce qui se traduira par la détérioration des conditions de vie des couches les plus vulnérables.
L’UA prévoit la création d’une agence africaine de notation. Qu’est-ce que ça peut changer sur l’évaluation des risques et l’accès au marché des capitaux ?
Cela ne changera pas grand-chose pour les pays africains aussi longtemps qu’ils continuent de mener des politiques qui les rendent encore plus dépendants de financements extérieurs. C’est le système néolibéral qu’il faut changer, pas les agences qui en sont les instruments parmi d’autres. Même si on crée une agence africaine, celle-ci sera sous influence néolibérale, même si ce sont des Africains qui y sont. C’est une question d’orientation économique et non de nationalité.
Par ailleurs, à supposer même que l’Afrique ait son agence de notation, à qui va-t-elle s’adresser pour chercher des capitaux ? Si c’est aux pays occidentaux, ceux-ci ne tiendront compte que de la notation de leurs propres agences, et non de la note de l’agence africaine. Donc, je ne vois pas l’utilité de celle-ci pour lancer des eurobonds par les pays africains.