À Bamako et environs, difficile de voir un cadavre d’animal gisant au sol à la merci des insectes et des vers de terre. Des individus sans scrupule se chargent de mettre sur le marché de la viande issue des carcasses d’animaux morts. Au mépris des risques sanitaires et des prohibitions religieuses
«Je ne te donne pas mon numéro de téléphone, ni mon nom ni mon adresse. Rendez-vous, dans quatre jours, à la Tour de l’Afrique à 18 heures.» Cet interlocuteur nous a permis de pénétrer un milieu dangereux, celui des bouchers clandestins, après dix jours de recherche. Teint noir, 1,70 m environ, musculature saillante, M.S est un employé de quincaillerie qui livre du ciment la journée et, la nuit, garde une maison en construction.
Boucher pendant 4 ans à Kéniéba avant de venir à Bamako, il a opéré autant dans la clandestinité que dans la légalité. Plusieurs fois, il a dépecé des bœufs morts et vendu la viande sur le marché. Aujourd’hui, l’homme ne vit plus de cette activité illicite.
Le commerce de charogne a pris une ampleur que l’on ne peut imaginer, d’après M.S. «Un riche commerçant de la localité possédait un bœuf d’une valeur de 500.000 Fcfa. L’animal s’est fracturé une patte et en est mort. Le monsieur nous a appelés… Le même jour, la viande était au marché. Il ne voulait pas perdre son investissement surtout que l’animal n’est pas mort de maladie», explique M.S sans ciller.
Pour prouver qu’il ne raconte pas d’histoire, l’homme nous a emmené dans un grin (groupe informel de discussion) à Sénou. Il voulait nous montrer une opération clandestine de dépeçage d’un animal mort. À 21 heures, il reçoit un appel. Nous enfourchons aussitôt une moto. Après une vingtaine de minutes sur une voie menant à un quartier mal éclairé, dans une concession, nous attend un homme assis sur son tricycle.
Une lampe laisse échapper une lumière faible. Un bovin est déchargé de l’engin. L’animal ne bouge pas. Rapidement, trois personnes le tirent sur quelques cartons. On l’égorge. Le sang ne gicle pas comme d’ordinaire. En 30 minutes, la bête est dépecée. Chacun des bouchers prend une cuisse, le reste (autres parties charnues, intestins, foie, pattes…) est chargé dans le tricycle. Le tout sera vendu.
Le conducteur du tricycle explique que le bœuf mort provient d’une ferme dont le propriétaire lui a fait appel pour s’en débarrasser. «Au début, je jetais les carcasses dans les zones non habitées. Aujourd’hui, il faut aller de plus en plus loin. Je ne peux plus me permettre cela. Donc, je procède ainsi depuis le jour où j’ai failli me faire lyncher par des habitants d’un quartier quand nous sommes allés jeter un cheval mort. Il faut reconnaître que c’est lucratif et économique aussi, car j’amène une partie des bœufs et moutons en famille», confie-t-il.
Pendant trois jours, nous suivrons les «bouchers» de circonstance. Ils n’ont pas un lieu d’abattage spécifique d’autant plus que la matière peut venir des fermes, des chargements de camions de bétail qui arrivent à Bamako ou encore les « garbals » (marché à bestiaux). Souvent, l’opération se passe sous les yeux des propriétaires.
À moitié prix- Au garbal de Sabalibougou, O.C, la cinquantaine, vide la moitié d’un sac d’aliment bétail dans un bac alimentaire pour moutons. «Il est vrai que les animaux meurent ici au garbal ou au cours du voyage», reconnait-il. Quand l’animal est sur le point de mourir et qu’on se trouve en ville, on fait appel aux bouchers qui le prennent à la moitié de sa valeur marchande.
Par contre, lorsque l’animal meurt, on l’offre à des personnes qui ne se posent pas de questions sur les préceptes religieux, encore moins sur les risques sanitaires. Et si l’animal meurt alors qu’on est en brousse, on jette le cadavre. Ce n’est pas exclu que d’autres passent derrière nous pour le récupérer, explique-t-il.
O.C s’approvisionne à Gossi, à près de 150 km de Sévaré (Mopti). Pour acheminer les bêtes sur Bamako, il faut au moins deux jours de voyage dans des conditions difficiles. D’autres commerçants de bétail s’approvisionnent jusqu’à Gao. «L’état de la route Gao-Sévaré est très mauvais. On doit subir, en plus, des tracasseries de la police, de la gendarmerie et de la douane même si tous nos papiers sont en règle. Les pertes de temps, la chaleur, la fatigue et le nombre élevé d’animaux par chargement entrainent en moyenne deux ou trois morts parmi les bêtes. Dans la cargaison, certains, trop fatigués, essayent de se coucher et se font piétiner par les autres», explique O.C.
Un peu à l’écart, un groupe de jeune brûle des têtes de moutons et nettoient les viscères. Abdoulaye Kanouté, boucher, soutient qu’ils égorgent les animaux qui sont sur le point de mourir mais jamais ceux qui sont déjà morts.
Le business de la charogne ne concerne pas que les animaux dont la consommation est admise par tous dans notre société. Fanta Diakité témoigne : «J’ai acheté de la viande d’âne mort sans m’en rendre compte à Missabougou. Après cuisson, ça ne ressemblait à aucune viande que j’ai l’habitude de préparer. On a donc versé cette sauce et le lendemain, je suis retournée au marché. C’est là qu’on m’apprendra que deux groupes de bouchers occupent cette place. Le premier, dans la matinée, et le second à partir de 14 heures. Ces derniers vendent, selon les témoignages d’autres bouchers, toutes sortes de viande», relate-t-elle.
Un commissariat de police de Bamako a mis aux arrêts un boucher dépeçant un animal mort. La suite de l’affaire ? Approchée, la police n’a jusque-là pas donné de suite à notre demande d’interview.
4 morts dans une famille- L.B est un jeune éleveur de poulets. Il reconnait avoir vendu des poulets morts «une seule fois», au début de ses activités. «Je disposais d’environ 1.000 têtes et un matin, j’ai trouvé que 200 étaient morts. J’ai rapidement égorgé les 100 autres qui avaient l’air agonisant et je les ai livrés chez des clients (hôtels et restaurants)», confie le jeune entrepreneur qui ne «pouvait pas se permettre une telle perte».
Risque sanitaire ? Il suffit juste de bien le cuire et tous les microbes meurent, croit savoir L.B. «À Kolokani et à Bamako, certains hôtels, restaurants et autres particuliers qui font des « poulets télévisés » au bord des voies publiques s’approvisionnent exclusivement en ce type de poulets achetés au rabais», nous confie un habitué du milieu sous anonymat. Le marché des viscères n’est pas en marge non plus.
À la veille des fêtes religieuses (Ramadan et Tabaski), des animaux morts sont aussi consommés dans le cadre des «tontines». «Il y a deux ans, on a déchargé 10 bœufs dans un service public de la place. Le lendemain, vers 5 heures, on a trouvé un bœuf mort étranglé. On s’est immédiatement mis à la tâche, pensant que tout allait nous revenir.
À notre grande surprise, ce sont les gens de ce service qui se sont partagés cette viande», relate un boucher. Consommer la viande d’animaux morts n’est pas sans risque. à ce sujet, Dr Daouda Coulibaly, de la division santé publique et vétérinaire, reconnait que certaines viandes vendues sur le marché sont d’origine douteuse. Selon le vétérinaire, la consommation de telles viandes peut entrainer une zoonose.
Les zoonoses sont des maladies ou infections qui se transmettent des animaux vertébrés à l’homme et vice-versa. Les pathogènes en cause peuvent être des bactéries, des virus ou des parasites. La transmission de ces maladies se fait soit directement, lors d’un contact entre un animal et un être humain, soit indirectement par voie alimentaire ou par l’intermédiaire d’un vecteur (insecte, arachnides…)
«Récemment, le charbon bactérien (une zoonose) a tué 4 membres d’une famille dans une localité du Mali», révèle Dr Daouda Coulibaly. La grippe aviaire, la tuberculose, la rage, le virus Ebola, le rouget du porc, hantavirus, la fièvre Q, la pasteurellose sont quelques zoonoses connues. D’après l’Organisation mondiale de la santé animale, 60% des maladies infectieuses humaines sont zoonotiques. Et 420.000 personnes meurent par an dont 125.000 enfants, suite à la consommation d’aliments avariés ou autres, selon les données de l’OMS.
L’on reconnait un animal mort par ces signes : gueule savonneuse, sang noir au nez et quand ses poils s’arrachent facilement. Quelles précautions face à un animal mort ? Selon Dr Daouda Coulibaly, le premier reflexe doit être d’appeler immédiatement les services vétérinaires pour éviter toute contamination. Aussi, il faut porter un gang ou autre protection comme les Équipements de protection individuelle (EPI) pour se protéger avant d’isoler l’animal mort, creuser un trou, l’y incinérer et verser de la chaux vive quand on est en brousse. En ville, la charogne peut être incinérée au Laboratoire central vétérinaire (LCV) qui dispose de deux incinérateurs.
Prohibitions religieuses- Dr Diarra Djoumé Cissé est cheffe de service de promotion des bonnes pratiques alimentaires et nutritionnelles à l’Agence nationale de sécurité sanitaire des aliments (Anssa). Ce département relevant de l’Institut national de santé publique (INSP) a pour rôle de coordonner toutes les actions liées à la sécurité sanitaire des aliments. «Il n’y a, à nos jours, aucun moyen de faire la différence entre la viande d’un animal égorgé et celle d’un animal mort.
Seul un test au laboratoire pourrait nous situer si la viande est saine ou non pour la consommation», explique-t-elle. Autrement dit, si le test révèle que l’animal n’est mort d’aucune zoonose, la médecine n’est pas contre sa consommation. Cependant, pour des raisons religieuses, certains la consomment et d’autres l’interdisent.
Interrogé, Mohamed Djitteye, imam de la mosquée Wamy à Bacodjikoroni Golf, est formel : la consommation de charogne est formellement interdite en islam comme l’atteste les sourates An-Nahl 16 : 115. «Il vous a, en effet, interdit (la chair) de la bête morte, le sang, la chair de porc, et la bête sur laquelle un autre nom que celui de Dieu a été invoqué.
Mais si quelqu’un y est contraint, autrement que par désir ou transgression, alors Allah est Pardonneur, Miséricordieux». Et la sourate Al-Maidah verset 3 dit : «Vous est interdit la bête trouvée morte, le sang, la chair de porc, ce sur quoi on a invoqué un autre nom que celui d’Allah, la bête étouffée, la bête assommée ou morte d’une chute ou morte d’un coup de corne, et celle qu’une bête féroce a dévorée – sauf celle que vous égorgez avant qu’elle ne soit morte. (Vous sont interdits aussi la bête) qu’on a immolée sur les pierres dressées, ainsi que de procéder au partage par tirage au sort au moyen de flèches. Car cela est perversité».
Selon l’Abbé Kalifa Albert Déna, prêtre catholique du diocèse de San, la consommation de la viande d’animal mort est interdite dans le christianisme comme l’atteste ce verset de la Bible – Lévitique 11:27 « Et tout ce qui marche sur ses pattes, entre tous les animaux qui marchent à quatre pieds, vous sera souillé; quiconque touchera leur chair morte, sera souillé jusqu’au soir. » Tout comme dans Ézéchiel 44-31 « Les Sacrificateurs ne mangeront point de chair d’aucune bête morte d’elle-même, ni rien de déchiré, soit oiseau, soit bête à quatre pieds.» Pour L’abbé Kalifa Albert Déna, avant de consommer toute viande, il faudrait se rassurer qu’elle est saine après approbation des services spécialisés.
Dans notre société, la consommation de la viande de chien n’est pas courante. La tendance est en passe de s’inverser. Au cours de notre enquête, nous avons découvert que la viande de chien est de plus en plus prisée. à Bamako, des rôtisseries y sont expressément dédiées. Autre temps, autre pratique.
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On ne s’en cache pas
La charogne est très prisée dans les débits de boisson traditionnelle ou cabaret. Au cours de notre reportage nous avons fait le tour de certains de Bamako. À Sabalibougou, Kalaban Coro, Yirimadio, Sangarebou, et Sénou. «Nous consommons effectivement cette viande et nos clients aussi car c’est à un prix bas et les clients le savent tous. Ce n’est donc pas fait dans la clandestinité », explique Amandine Koné.
Généralement, les vendeurs d’animaux, éleveurs et les gens du voisinage nous les offrent si l’animal est mort de mort naturelle, confie-t-elle. Dans son domicile, elle prépare la boisson alcoolisée à base de mil sur un grand four sur laquelle boue 3 marmites. Occasion de vérifier un mythe : la bière est-elle faite à base de poulets morts ou autres ?
«Ce ne sont que des paroles de sabotage. Regardez autour de vous, les marmites sont ouvertes sur le feu, il n’y a aucun animal mort dedans», assure-t-elle.
S.M la quarantaine, a toujours consommé cette viande. «3.000 Fcfa de viande ici équivalent à près de 10.000 Fcfa dans les rôtisseries.
Je n’en suis jamais tombé malade et je n’ai jamais vu une personne tombée malade à cause de la consommation de cette qualité de viande. Manger la viande d’animaux morts n’est pas équivalent à manger de la viande en putréfaction qui est évidemment impropre à la consommation.»
Oumar SANKARE