La France doit prendre conscience que la situation en Afrique a changé et que l’époque où ses méthodes et ses projets prévalaient est révolue, expose le général de corps d’armée. Un changement est impératif.
Il y a quatre ans, j’expliquais dans les colonnes de ce journal [Le Monde du 5 novembre 2019] qu’en Afrique, des signes montraient clairement que nous changions d’époque et qu’il serait de notre intérêt d’en tenir compte sous peine d’y rencontrer de sérieuses difficultés. Décalée, notre approche exaspérait nos partenaires africains, qui finiraient par recourir à d’autres solutions. Bref, nous n’étions pas incontournables ; or l’intérêt partagé nous commandait de rester présents. Je recommandais de revisiter notre regard, notre rapport à l’autre, nos modes d’action et l’image que nous projetions sur le continent. Depuis, sur le terrain, les événements se précipitent, et ne m’ont hélas pas donné tort.
« L’Afrique aux Africains », si je pressentais à l’époque l’importance du message, j’étais loin d’en mesurer alors toute sa profondeur. Elle est colossale !
Sur le plan historique, nous sommes tout simplement en train de changer d’époque, passant d’une Afrique dominée à une Afrique souveraine. Cela se déroule sous nos yeux, mais peu le comprennent : nous refermons en ce moment une très longue période, démarrée avec la colonisation, de domination marquée et ininterrompue du continent par des acteurs extérieurs.
Trois phases ponctuent cette période de l’Afrique dominée. La colonisation d’abord, période relativement courte – à peine soixante années –, mais aux effets très lourds. L’histoire africaine est confisquée ; le continent n’est plus maître de son destin, sommé d’intégrer l’histoire des colonisateurs. L’Afrique des empires et des royaumes est effacée au profit d’une organisation méthodique et rationnelle imposée de l’extérieur et gérée par les nouveaux occupants. Premier traumatisme, majeur.
Lors des indépendances, l’Afrique doit intégrer deux notions fort éloignées des réalités prévalant avant la colonisation : une organisation sous forme d’Etat et la mise en place de frontières formelles. De plus, à la même époque, la planète fait l’expérience de la guerre froide, placée sous l’étrange et terrible équilibre de la terreur imposée par les deux grands. L’Afrique indépendante éprouve alors une sous-traitance de cette guerre où les grands s’affrontent par pays africains interposés. Une fois encore, l’Afrique vit l’histoire des autres sur son propre sol. Deuxième traumatisme, cuisant.
A la fin de la guerre froide, en 1990, l’Afrique récupère son destin, enfin. Mais dans un monde de plus en plus interdépendant, des conditions contraignantes lui sont d’emblée signifiées quant aux aides à son développement. A La Baule [lors du 16e sommet franco-africain], les pays apprennent qu’ils ne seront aidés qu’à l’aune du degré de démocratie qu’ils auront intégré dans leur système politique. A bon entendeur, salut ! Le monde et ses règles sont encore pensés et imposés par l’Occident. Troisième traumatisme, humiliant.
Mais durant cette dernière période, la mondialisation a fait son chemin ; la jeunesse africaine, notamment, s’est connectée. Une prise de conscience profonde s’est progressivement affirmée. Et l’Occident n’a pas perçu que les traumatismes accumulés ont fini par éveiller les esprits, secouer les torpeurs, libérer les énergies. Fini, l’Afrique dominée, place à l’Afrique souveraine et son message bruyamment martelé : l’Afrique aux Africains !
UN MOUVEMENT PLANÉTAIRE
Dans sa temporalité, le mouvement est irréversible. L’Afrique est souveraine et le restera. La jeune garde africaine s’en est fait le chantre, elle ne baissera pas les bras. Partout, le rejet de notre approche, de nos méthodes, de nos projets commence à se faire sentir. La France, en première ligne, prend aujourd’hui le message en pleine figure au Mali, en République centrafricaine, et même au Burkina Faso. Elle paie sa surexposition, fruit de l’histoire partagée et de maladresses répétées. Mais l’avertissement ne s’adresse pas qu’à elle : c’est l’Occident dominateur la vraie cible. L’Afrique rejette la gestion du continent par l’Occident, qui depuis toujours fixe les règles, et d’abord à son avantage. En cela, l’Afrique est précurseur d’un mouvement planétaire. Le milliard d’Occidentaux est désormais sommé de réviser son rapport avec les sept autres milliards d’humains.
Dans ses modalités d’expression, le message est violent et livré de façon expéditive. Au Mali et en République centrafricaine, ce fut spectaculaire, soudain et rapide. Mais attention, les drapeaux français, onusiens et autres brûlés dans plusieurs capitales africaines sont les signes qu’ailleurs aussi on se prépare. Nous changeons d’époque, il faut l’admettre. La propagande extérieure très active et nos maladresses ne sont pas les causes du mouvement, au mieux elles contribuent à l’accélérer. Attention, nous pourrions bientôt avoir des surprises au Sénégal, au Congo, au Cameroun…
Les conséquences de ce mouvement montrent que le principe de souveraineté s’applique déjà dans beaucoup de domaines. En matière de gouvernance, plusieurs pays ont déjà pris leurs distances avec la démocratie de type occidental et ses valeurs qui ne font plus recette. Autocratie, dictature, captation illégale et parfois violente du pouvoir, succession familiale, révision de Constitution… affolent les chancelleries occidentales, mais se multiplient.
Les changements dans les choix des partenaires sont déjà une réalité. Chine, Inde, Brésil, Turquie, Russie, la liste s’allonge. Pour certains, le choix assumé, voire revendiqué, du recours au mercenariat est mis en avant comme une sorte de défi lancé aux partenaires traditionnels.
Dans le domaine du développement, l’exaspération provoquée par les échecs répétés de notre approche est à son comble. Notre aide publique, centralisée à l’excès, à connotation de dépendance, a fini par accoucher d’un système qui raisonne en termes de « décaissements » quand l’autre parti souhaiterait entendre « projets ». Les autres solutions qui laissent davantage l’initiative sont donc logiquement préférées.
Le système monétaire pose aussi question. La polémique actuelle sur le franc CFA est dévastatrice en termes d’image pour la France. Symbole même de dépendance, le sigle CFA engendre crispation et colère, jugé provocateur par les temps qui courent. Les économistes africains recherchent là encore la souveraineté. La République centrafricaine, qui a choisi d’appuyer son système monétaire sur la cryptomonnaie, trouve là aussi une façon à elle de clamer haut et fort son indépendance !
En matière sécuritaire, le système est en pleine refondation. Au Mali, centre emblématique de notre engagement militaire, les maladresses répétées à Paris et localement ont progressivement terni notre image et accéléré la prise de conscience d’une insupportable dépendance sécuritaire. L’histoire s’est mal terminée. Mais notons que, depuis ce départ, une force interafricaine est en gestation : l’initiative d’Accra [lancée dans la capitale du Ghana par les pays du Golfe pour lutter contre la menace djihadiste] est le fruit d’une concertation entre pays africains concernés. Elle est dans l’air du temps, et tentera de rétablir la situation : depuis longtemps, les vrais experts soulignent que seuls les Sahéliens régleront la situation au Sahel.
Pour autant, chacun sait bien que la seule affirmation de la souveraineté retrouvée ne suffira pas à relever l’immense défi qui attend le continent. Et c’est bien là qu’il est urgent et impératif de provoquer une autre prise de conscience, celle de l’Occident.
Alors, que faire ? Le message du continent doit d’abord être bien compris. Il dit clairement que les Africains gèrent désormais l’Afrique. Cela signifie : leurs décisions, pour leurs solutions, à leurs conditions. Mais ce message comporte aussi un nondit : il ne sera pas possible de relever le défi seul. En creux, le message ne ferme pas la porte aux partenaires extérieurs, y compris l’Occident, mais dans l’objectif d’accompagner des solutions africaines et non pour imposer les leurs. L’intérêt général commande que l’Afrique gagne. L’Occident doit y rester ; trop d’intérêts sont en jeu. Mais poursuivre notre relation avec l’Afrique commande alors cinq exigences.
CAUSES IRRÉPROCHABLES
L’humilité doit nous conduire à écouter et à bien comprendre le message lancé. Admettre la vérité de l’autre, l’intégrer dans notre approche et donc changer notre logiciel de compréhension, voilà le défi.
La confiance doit être rétablie entre partenaires, et c’est à nous d’impulser ce mouvement. Il s’agit de faire confiance aux initiatives de l’autre, puis de les accompagner et non d’imposer les nôtres. Cela n’exclue pas une forme de contrôle, demandé par les Africains, mais qui ne doit pas être mené de façon humiliante.
La générosité est un impératif. Il ne s’agit pas d’altruisme : l’intérêt de l’autre est aussi le nôtre. L’échelle de notre aide est à repenser ; la logique de la pincée de sel n’est pas la bonne. L’exemple de l’Ukraine montre que nous savons aider massivement : c’est la condition pour que l’Afrique gagne.
La patience est nécessaire, car il faut viser le temps long. Viser une aide massive sur une génération ne doit pas nous effrayer si nous considérons que nos destins sont liés. Il n’y a pas d’autre choix.
La cohérence, enfin, doit éclairer notre politique. Le régime du deux poids deux mesures nous discrédite en profondeur et durablement. Les causes soutenues doivent être irréprochables, comme les régimes, et ne pas se contredire.
La France est aujourd’hui en mauvaise posture sur le continent africain. Les mauvaises nouvelles s’enchaînent. Pourtant, ses intérêts y sont multiples. Ils commandent une réaction impérative, urgente et adaptée pour ne pas se faire débarquer du continent. Le constat est posé, l’analyse montre bien que derrière son rejet, c’est celui de l’Occident qui est aussi en jeu. A nous de comprendre toute la profondeur du message adressé. A nous d’avoir le courage d’une vraie remise en question et l’audace de faire des propositions innovantes, efficaces et adaptées.
Au moment où la France montre qu’elle sait faire des choix courageux pour remettre son outil de défense en concordance avec l’évolution du paysage sécuritaire mondial, l’annonce au printemps prochain du nouveau dispositif militaire français en Afrique sera un premier signe attendu pour savoir si le message « l’Afrique aux Africains » a été bien entendu et compris. C’est un impératif.
Bruno Clément-Bollée est général de corps d’armée (2s), ex-commandant des Forces françaises en Côte d’Ivoire et de l’opération « Licorne ». Il a été directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère de l’Europe et des affaires étrangères