Cinq ans après sa création, à Dakar, la résidence artistique du célèbre peintre américain est confrontée à des problèmes de gestion qui mettent son existence en péril. Parviendra-t-elle à se renouveler ?
Dakar, le 17 mai 2024. Le soleil se couche à peine et, déjà, la capitale sénégalaise s’illumine. Du quartier du Plateau à la corniche des Almadies, curieux, esthètes, amateurs et collectionneurs d’art se pressent dans des galeries bondées. Certains arpentent Le Manège, situé dans le bâtiment de l’Institut français, pour admirer, entre autres, les œuvres de la plasticienne Carla Gueye. D’autres se laissent séduire par « Et je renais à la terre qui fut ma mère », une rétrospective de l’œuvre du peintre sénégalais Souleymane Keïta (décédé en 2014), organisée par la Galerie Cécile Fakhoury.
Malgré le report in extremis de la 15e Biennale de l’art africain contemporain (Dak’Art), la plupart des manifestations culturelles ont été maintenues grâce à la 12e édition du programme Partcours (du 11 mai au 16 juin). La résidence Black Rock, que Kehinde Wiley a fondée en 2019, a elle aussi conservé une partie de son programme. Le 16 mai dernier, le célèbre portraitiste américain d’origine nigériane a fait le vernissage de « Rencontres » au centre culturel Blaise-Senghor. L’exposition gravite autour du travail de quelques résidents – triés sur le volet – des troisième et quatrième « promotions Black Rock ». De cocktail, avec petits fours et champagne, le vernissage s’est mué en soirée dansante jusque tard dans la nuit, laissant place aux rires et aux pas endiablés des invités.
Pour les équipes de Black Rock, l’euphorie a été de courte durée. À la fin de mai, alors que certains résidents de la saison 2023-2024 venaient d’achever leur programme, Kehinde Wiley a annoncé à ses équipes que l’aventure prenait fin. « Les caisses sont vides », a-t-il annoncé à ses salariés, stupéfaits et placés devant la perspective d’une fermeture et d’un licenciement auxquels ils ne s’attendaient pas.
Kehinde Wiley et la Renaissance
Née du désir militant de Kehinde Wiley – donner naissance à un espace de travail innovant et multidisciplinaire –, la résidence a pour vocation d’aider les artistes de tous horizons à explorer de nouvelles idées et d’aborder la création en dehors de toute vision occidentale.
L’Américain, qui a foulé le sol africain pour la première fois à l’âge de 17 ans, pour rendre visite à son père, au Nigeria, est passionné par l’Afrique et par la culture noire dans son ensemble. La représentation des Noirs est d’ailleurs une préoccupation constante pour Kehinde Wiley. Il a commencé sa carrière en peignant des inconnus dans des poses inspirées des grandes œuvres de la peinture occidentale. Son obsession : le contraste entre ses sujets – Noirs, jeunes, personnes issues de communautés défavorisées – et les dorures qui ornent les tableaux de la Renaissance.
En cinq années d’existence, Black Rock, qui a le statut d’association, a connu un certain succès. Elle a soutenu 150 projets et accueilli plus de 60 artistes : peintres, plasticiens, photographes, architectes, réalisateurs venus d’Amérique, d’Europe ou d’Afrique. Située dans le quartier de Yoff, Black Rock (qui tient son nom du rivage couvert de roches volcaniques en face duquel se trouve la villa) offre un cadre idyllique à ses résidents, qui y séjournent de un à trois mois. Conçu par l’architecte sénégalais Abib Djenne, le bâtiment abrite trois appartements destinés aux artistes, avec vue imprenable sur l’Atlantique.
La conjoncture économique est-elle le seul motif de sa cessation d’activité ? Coïncidence ou pas, la décision de fermer Black Rock survient au moment où Kehinde Wiley est accusé de viol. Son dénonciateur, Joseph Awuah-Darko, un artiste ghanéo-britannique avec lequel il a eu une liaison, s’est exprimé dans les colonnes du New York Times sans toutefois porter l’affaire en justice.
Portrait officiel de Barack Obama
Selon nos informations, et bien qu’il soit difficile d’en connaître les raisons tant Kehinde Wiley verrouille sa communication, le propriétaire des lieux est revenu sur sa décision un mois plus tard. « Black Rock ne ferme plus, mais continuera à fonctionner sur les bases d’un nouveau modèle qu’on est en train de définir », nous confie une source interne. En attendant, l’institution poursuit ses activités. Le 15 juin, elle a dévoilé la liste des résidents de sa cinquième promotion (2024-2025). Parmi eux, le peintre sénégalais Amadou Camara Guèye.
Se restructurer, certes. Mais comment, et sur quel modèle ? Contrairement à d’autres institutions du même type, Black Rock se veut axée sur la recherche, et non sur la production. Elle donne un cadre de réflexion et un lieu de rencontre aux artistes, qui sont libres, à la fin de leur séjour, de présenter une œuvre – laquelle n’a pas vocation à être vendue par Black Rock.
Si la vente de produits dérivés au sein de la boutique de Black Rock permet au peintre américain d’alimenter les caisses de sa résidence, la majeure partie des fonds provient de dons de mécènes à la Black Rock Global Arts Foundation. Kehinde Wiley, qui a accédé à la célébrité en 2017 après avoir peint le portrait officiel du président Barack Obama, compte sur sa notoriété et sur son vaste réseau relationnel pour recueillir des dons privés, ce qui peut limiter le modèle économique de sa résidence. Parmi ses soutiens, le top model Naomi Campbell, ou encore le couple que forment le collectionneur et rappeur américain Swizz Beatz et la chanteuse Alicia Keys, dont la collection privée « The Dean Collection » – qui comprend des œuvres de Jean-Michel Basquiat, de Hassan Hajjaj ou encore de Kehinde Wiley – a été exposée au Brooklyn Museum, à New York, au début de 2024.
Soft power africain
Pour aborder ces problèmes et pour créer des synergies entre, d’une part, les résidences artistiques du continent et, d’autre part, les fondations privées et publiques, la Black Rock Global Arts Foundation, en partenariat avec la foire 1-54, a organisé à Marrakech, au début de février, un symposium portant sur la présence et le rôle des résidences d’artistes en Afrique.
Se valent-elles toutes pour autant ? Dans les sphères artistiques ouest-africaines, Black Rock demeure un lieu à part, à la fois prestigieuse résidence artistique et instrument de soft power pour l’artiste américain de 49 ans, désireux de pénétrer le marché africain. « Les résidences créées par des artistes se heurtent parfois à des limites, car elles sont souvent liées à la dynamique de production de leur fondateur, explique un critique d’art ivoirien. Autrement dit, la durée des projets dépend de la cote de l’artiste. Black Rock, c’est le projet de Kehinde. Si pour une quelconque raison il ne se sent plus le bienvenu au Sénégal, ou si d’autres problèmes s’imposent à lui, il peut décider de mettre la clé sous la porte. Dans le cas des galeristes qui ouvrent des résidences, les projets sont plus structurés et mieux planifiés, parce qu’ils raisonnent davantage selon un modèle économique que sur une envie de fédérer », conclut notre source.
De Dakar à Abidjan en passant par Cotonou, on assiste à l’éclosion de résidences artistiques qui s’appuient pour la plupart sur des modèles hybrides, entre musée, galerie et résidence. La Béninoise Sènami Donoumassou en est une habituée. Cette artiste visuelle, qui utilise le photogramme pour explorer les notions d’identité et d’héritage, est passée par Le Centre, à Cotonou. Une résidence qui, à chaque promotion, fait cohabiter un artiste local, un artiste africain et un artiste étranger (hors Afrique) autour d’un thème qui donne lieu à une exposition commune à la fin de leur séjour.
« En Afrique, la plupart des artistes n’ont pas eu la chance de pouvoir suivre un parcours académique artistique. Les résidences nous offrent donc l’occasion de nous structurer et d’apprendre certaines techniques de notre discipline », explique Sènami Donoumassou, qui s’est formée au photogramme lorsqu’elle était en résidence en France.
Ces institutions sont, en outre, un cadre où les artistes tissent des liens et s’inspirent les uns les autres. « Une résidence s’inscrit dans la durée. Cela permet de prendre du recul pour expérimenter et projeter son art, analyse un critique. Toutefois, quand la résidence n’est pas structurée, son fonctionnement peut être assez déroutant, et l’artiste peut se sentir complètement lâché dans la nature », met-il en garde.
La Villa Saint-Louis-Ndar (soutenue par l’Institut français de Saint-Louis), la galerie Selebe Yoon, à Dakar, ou encore la Fondation Donwahi, à Abidjan, proposent elles aussi des résidences artistiques, à la fois axées sur la recherche et sur la diffusion. À raison de deux sessions par an – en janvier et en mai – , la galerie Selebe Yoon, qu’a fondée Jennifer Houdrouge, invite en résidence des artistes dont les projets répondent à ses attentes, en vue d’exposer leurs œuvres. Un modèle économique moins onéreux et plus rentable, qui permettrait aux résidences artistiques africaines d’avoir de beaux jours devant elles. Sans doute un exemple à suivre pour un Black Rock nouvelle version.