Le Point Afrique : Avez-vous été surpris par l’annonce de Macky Sall de reporter l’élection présidentielle du 25 février ?
Alioune Tine : Sincèrement, je ne m’y attendais pas. La décision du président est brutale. Elle suscite énormément de colère, d’indignation, d’incompréhension. Les condamnations sont unanimes. Nous sommes dans l’incertitude totale.
retirer le projet de loi sans délai et négocier de façon démocratique et consensuelle un nouveau calendrier électoral qui respecte les délais constitutionnels du mandat présidentielAlioune Tine
Pourtant les rumeurs d’un possible report étaient persistantes?
En effet, des rumeurs circulaient ces derniers jours sur des cas de corruption de juges constitutionnels. Le Conseil constitutionnel et l’Union des magistrats du Sénégal ont apporté des réponses qui, semblent-ils, n’ont pas rassurées. Entre-temps, une commission d’enquête du Parlement a été mise en place contre le Conseil constitutionnel. En quelque sorte, on assiste à une lutte du judiciaire contre le législatif. Cela ne devrait pas exister dans un état où la séparation des pouvoirs est un acquis. D’autant plus que le problème porte sur le cas particulier de Karim Wade. Lorsque le Conseil constitutionnel prend une décision, elle doit être appliquée. C’est fondamental. Un adage dit : « Après Dieu, c’est le Conseil constitutionnel. »
Nous avons alerté à maintes reprises le pouvoir ces dernières années sur ces risques de déstabilisation. Car dans les pays d’Afrique, lorsque le Conseil constitutionnel s’effondre, ce sont toutes les institutions qui s’effondrent. C’est ce qui est arrivé au Mali en 2020 au moment des élections législatives. Quand la cour constitutionnelle s’est effondrée, l’Assemblée nationale n’a pas réussi à fonctionner, le pouvoir s’est affaibli et les militaires ont pris le pouvoir.
En fait, nous sommes dans le même cas de figure que le 23 juin 2011, d’un conflit entre le peuple et ses représentants devant l’Assemblée, avec pratiquement les mêmes acteurs.
S’agit-il d’un « coup d’État constitutionnel » ?
C’est ce que pense la rue sénégalaise. Dans tous les cas, il s’agit bel et bien d’une rupture institutionnelle grave. Si ce report est finalement entériné par les députés qui votent ce lundi les conséquences seront très graves pour le pays. Le président a tenté d’atténuer les réactions en annonçant un dialogue national, mais il y a déjà eu un dialogue en mai 2023 ! Force est de constater que ce premier dialogue n’a pas donné de bons résultats, nos responsables n’ont pas été à la hauteur. Ce dialogue s’est déroulé dans un entre-soi assez déconcertant.
Et depuis ce moment, il faut le dire : tout le processus électoral a été émaillé de dysfonctionnements. Avec ce report la coupe est pleine. C’est une transgression de notre culture politique sénégalaise. Dans la culture politique sénégalaise, il y a des lignes rouges à ne pas franchir. Tous les présidents depuis l’indépendance du pays en 1960 ont respecté la limitation des mandats.
Où en est la démocratie sénégalaise aujourd’hui ?
La démocratie sénégalaise est malade. Nos institutions ne sont plus crédibles, et surtout l’hyperprésidentialisation exacerbée nous a conduits dans cette situation.
C’est une transgression de notre culture politique sénégalaiseAlioune Tine
Vous avez rencontré le président Macky Sall quelques jours seulement avant son annonce, quelle a été la teneur de vos échanges ?
J’ai rencontré le chef de l’État mais aussi le président de l’Assemblée nationale et d’autres hautes personnalités du pays. Parce que vous savez, je plaide, depuis très longtemps, en faveur d’un dialogue de la dernière chance pour en finir avec tous les contentieux que nous accumulons ces dernières années. Et ce, avant d’aller à l’élection. C’est notre rôle, puisque nous travaillons dans la prévention des conflits. Vous savez que la concertation ne peut se faire qu’en étant ouvert, on ne peut pas se contenter d’organiser des dialogues qu’avec ceux qui nous disent « oui » tout le temps.
Le report était aussi souhaité par le camp de Karim Wade et même le parti présidentiel?
Je ne fais pas de fixation sur le report parce que l’essentiel, c’est d’avoir des élections apaisées, libres, inclusives et transparentes. Ce n’est qu’à cette condition que l’on pourra sortir de cette crise politique et institutionnelle.
C’est la raison pour laquelle j’appelle d’abord à retirer le projet de loi sans délai et négocier de façon démocratique et consensuelle un nouveau calendrier électoral qui respecte les délais constitutionnels du mandat présidentiel.
Y aurait-il une entente entre les deux camps, le PDS et Benno Bokk Yakaar pour porter l’un des candidats plutôt que l’autre ?
C’est ce que disent les analystes. Attendons de voir, mais la mésentente entre Macky Sall et Amadou Ba, le candidat du camp présidentiel, est un secret de polichinelle.
À quel moment le processus a-t-il perdu de sa crédibilité ?
Le processus électoral était vicié depuis le début. La grande problématique est celle de l’éligibilité, à partir du moment où on commence à éliminer des candidats pour toutes sortes de motifs, c’est certain que cela conduit à des problèmes. Le principal opposant capable de créer une alternance apaisée est en prison pour avoir diffamé un ministre sur son programme, je dis que c’est un petit problème et j’avais expliqué qu’il aurait suffi que le ministre en question démontre que Sonko avait menti.
Pour le cas de Karim Wade, je pense que son cas aurait pu être réglé au moment des délibérations du Conseil constitutionnel. Ils auraient pu avoir une interprétation plus positive en tenant compte de sa légitimité, en tenant compte du fait qu’il a été ministre et accepter sa candidature. Cela fait partie du travail du Conseil constitutionnel que de prendre des décisions qui ne peuvent pas avoir une conséquence catastrophique sur le futur du pays.
Dans le cas où le report était voté, combien de temps le président Macky Sall pourrait-il rester au pouvoir ?
Le président a annoncé une échéance de six mois. Mais la fin du mandat officiel est le 2 avril, que fait-on après ? Parce que, depuis 1968, les Sénégalais ont sacralisé le dernier dimanche de février pour aller aux élections. La raison est que le président de la République élu doit être installé avant la fête nationale du 4 avril. Aujourd’hui, au-delà du calendrier qui se trouve bousculé, c’est toute une tradition qui est ébranblée.
Cette crise intervient dans un contexte tendu en Afrique de l’Ouest, où le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont annoncé leur sortie de la Cedeao, comment en est-on arrivé là ?
D’un côté, je pense que la Cedeao est dans une crise très grave parce que finalement l’institution semble sous le contrôle d’un syndicat de chefs d’État sans réelle autonomie pour le président de la Commission. Elle n’a pas beaucoup de légitimité auprès des ouest-africains de façon globale. Il faut aussi signifier que les populations ont été plus frappées par les sanctions prises contre ces pays que par les coups d’État. La Cedeao doit se réformer.
En même temps, cette décision des trois pays me semble plus être une aventure qu’une démarche sincère puisque les dirigeants n’ont pas pris la peine de consulter ni leur assemblée, ni d’organiser des référendums. Alors est-ce que c’est un coup de bluff, je ne sais pas vraiment, mais ce qui me semble important à surveiller, c’est la réaction des populations, qui semblent pas tout à fait sur la même longueur d’ondes. On le voit déjà, au Mali, la contestation monte autour des conséquences de ce choix de quitter la Cedeao.