Depuis le retrait de la France du Mali, la Russie est devenue un partenaire clé de Bamako dans la lutte contre le terrorisme. Quitte à s’ingérer au cœur du pré carré français ?
Jamais un chef de la diplomatie russe ne s’était rendu au Mali, malgré sa longue tradition de coopération avec l’Union soviétique. Sergueï Lavrov, est arrivé à Bamako, le lundi 6 février 2023, pour une visite de deux jours, dans un contexte géopolitique particulier pour le Sahel. D’après Bamako, cette visite « matérialise la volonté ferme » des président Goïta et Vladimir Poutine « d’impulser une nouvelle dynamique » à leur coopération dans les domaines de la défense et de la sécurité ainsi qu’au niveau économique. Elle s’inscrit, également, en droite ligne du choix politique opéré par le gouvernement de la Transition d’élargir et de diversifier les partenariats stratégiques.
Le moins que l’on puisse dire est que le chef de la diplomatie russe met le turbo en Afrique. C’est son troisième voyage sur le continent en l’espace de six mois. Il y a quelques jours encore, il concluait une visite fructueuse en Afrique du Sud, qui assure la présidence des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), groupe des grands pays émergents. Principale puissance industrielle du continent, l’Afrique du Sud refuse jusqu’à présent de condamner l’invasion russe de l’Ukraine et a annoncé qu’elle accueillerait du 17 au 27 février des exercices maritimes conjoints avec la Russie et la Chine. Lavrov s’était par la suite rendu en E-swatini, en Angola et en Érythrée. Après Bamako, il était prévu qu’il se rendeen Mauritanie, au Maroc et en Tunisie, selon l’agence de presse russe Tass.
Bamako, un allié historique…
Si ce nouveau déplacement en Afrique de l’Ouest et au Maghreb s’inscrit dans le cadre d’une grande tournée africaine préparatoire du sommet Russie-Afrique prévu en juillet prochain à Saint-Pétersbourg, le Mali s’affirme de plus en plus comme un maillon essentiel de la stratégie du Kremlin en Afrique, dans un contexte de défiance vis-à-vis des partenaires traditionnels, notamment la France. Cette présence du ministre russe des Affaires étrangères est perçue comme une opportunité pour les autorités maliennes, qui ont besoin d’un allié puissant sur la scène mondiale.
Un allié avec lequel plusieurs officiels maliens entretiennent des liens étroits. L’influence russe au Mali date de l’époque de l’ancien président Modibo Keïta, adepte du non-alignement. Dans sa quête d’une souveraineté économique, Bamako a tout fait pour éviter le recours aux aides françaises et signé plusieurs accords de coopération avec Moscou dès le début des années 1960. Après un désengagement brutal à la chute de l’Union soviétique, la Russie a opéré un retour en force sur le continent africain vers la fin des années 2000, en même temps que d’autres acteurs comme la Chine, la Turquie ou l’Inde. Mais principalement dans le domaine de la coopération militaire et de manière très visible dans les pays d’Afrique du Nord : Algérie, Libye, Égypte, en tête. Si le Kremlin est devenu très rapidement le premier fournisseur d’armes dans ces pays, la situation est plus nuancée en Afrique de l’Ouest, jusqu’à cette accélération observée ces dernières années.
… devenu stratégique dans l’optique de la rivalité avec le bloc occidental
Si la visite de l’influent chef de la diplomatie russe, accompagné d’une forte délégation, a duré moins de 24 heures, elle concrétise assurément le rapprochement opéré par les militaires maliens qui ont pris le pouvoir en 2020, en même temps qu’elle rompait l’alliance militaire avec la France et ses partenaires. Plusieurs ministres maliens se sont rendus à plusieurs reprises à Moscou. Sergueï Lavrov, qui était le lundi 6 février le matin en Irak, a été reçu le mardi par le président de la transition malienne, le colonel Assimi Goïta. Des discussions avec son homologue Abdoulaye Diop et une conférence de presse ont eu lieu.
En prenant racine au Mali, la Russie s’installe au cœur même d’un “pré carré” français. Au-delà du Mali, ce sont le Sénégal, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Niger, la Guinée, et même le Togo et le Bénin qui sont désormais à portée de la diplomatie russe. On comprend dès lors ce qui motive Sergueï Lavrov à effectuer ce déplacement sur le terrain aride du Sahel. En effet, le Mali partage des frontières avec de nombreux pays, qui sont d’anciennes colonies françaises. Et les affaires vont bon train. Les principaux enjeux de cette visite sont, d’après de nombreux analystes, liés à la vente d’armes et aussi aux investissements. Moscou a déjà fourni au Mali des avions militaires, y compris des hélicoptères de guerre, ainsi que des instructeurs russes, depuis 2021. Cette présence russe au Mali est revendiquée par les autorités maliennes comme l’expression d’une liberté de choix stratégique pour la défense de la souveraineté.
Faire du Mali un pays pivot
Il y a quelques semaines, le Premier ministre malien Choguel Kokalla Maïga, encourageait son homologue burkinabè, Apollinaire Kyélem de Tambela, en visite à Bamako, à suivre l’exemple malien en matière de défense de la souveraineté et de liberté des choix stratégiques. La même semaine, le capitaine Ibrahim Traoré, président du Burkina Faso, voisin du Mali, a démenti la présence de mercenaires de Wagner sur le sol de son pays, en butte lui aussi à la propagation djihadiste. Des drapeaux russes fleurissent dans les rues de Ouagadougou, tout comme les discours antifrançais. Mais, quel est l’apport de la Russie sur le terrain de la guerre ?
Sur le terrain au Mali, le bilan de ce changement de pied stratégique est applaudi. Les autorités maliennes ont inversé la dynamique contre les groupes djihadistes. De quoi faire pâlir de jalousie, la communauté internationale qui dresse un bilan plus sombre. Pour l’ONU qui roule pour la France à travers la MINUSMA, les nouveaux alliés de l’armée malienne sont à l’origine des exactions contre les populations civiles maliennes.
La Secrétaire d’État française au Niger voisin
Au-delà du Mali, la visite du patron de la diplomatie du Kremlin s’inscrit dans une stratégie d’influence sur l’ensemble du continent, où de nombreux pays se sont gardés de condamner l’invasion russe de l’Ukraine. En quelques décennies, l’Afrique est devenue le terrain d’une âpre concurrence diplomatique et économique entre grandes puissances.
Hasard du calendrier, c’est exactement à ces mêmes dates que la secrétaire d’État française chargée du Développement et des Partenariats internationaux se trouve au Niger pour un forum d’affaires du 6 au 8 février, au moment où la France réorganise son dispositif militaire au Sahel. La ministre Chrysoula Zacharopoulou participe à la première édition du business forum UE-Niger. Cette visite, selon son entourage, était prévue de longue date ; mais elle est intervenue peu après que les autorités du Burkina Faso ont demandé le départ des forces spéciales françaises et alors que le Niger est pressenti pour accueillir tout ou partie de ces militaires.
Au Niger, la ministre était aux côtés de deux homologues européens, Francisco André, secrétaire d’État aux Affaires étrangères et à la Coopération du Portugal, et Konstantinos Fragkogiannis, secrétaire d’État aux Affaires étrangères de Grèce, ainsi que des représentants d’autres États membres de l’Union européenne. « Ce déplacement marquera l’engagement de l’UE et de ses États membres pour la mise en œuvre des engagements pris lors du sommet UE-UA pour un nouveau partenariat avec l’Afrique », souligne la ministère français. Le business forum UE-Niger doit permettre aux entreprises européennes de « saisir les opportunités d’investissements au Niger, partenaire essentiel pour la France et l’UE », a-t-elle également expliqué.
En marge de ce forum, il y a eu une visite de terrain sur différents projets financés par l’Union européenne dans le domaine des énergies renouvelables et du traitement de l’eau, une rencontre avec les officiels, dont le président Mohamed Bazoum et le ministre des Affaires étrangères Hassoumi Massoudou.
Les assurances de la Russie
Pour la Russie, cette visite au Mali est un succès d’image non négligeable alors que les États-Unis, comme la Chine, déploient des efforts pour courtiser le continent africain dans un contexte de recomposition des relations internationales. La tournée de Sergueï Lavrov, s’inscrit également dans la stratégie de communication menée par Moscou, qui se présente depuis plusieurs années comme une solution de remplacement aux pays occidentaux. En clair, la Russie a saisi l’occasion de surfer sur la sympathie prorusse de nombreux États africains qui se cachent derrière un prétendu non-alignement. Le 2 mars 2021, à l’ONU, dix-sept pays africains se sont abstenus lors du vote d’une résolution pour condamner l’invasion de l’Ukraine.
Aujourd’hui, le pouvoir russe entend tout de même capitaliser sur ce qu’il considère comme une victoire diplomatique. « Malgré la pression externe d’une ampleur sans précédent, nos amis n’ont pas soutenu les sanctions contre la Russie. Cette ligne indépendante mérite un grand respect », s’est félicité Sergueï Lavrov. L’émissaire russe y fustige également « les propagandes occidentale et ukrainienne, qui prétendent que la Russie “exporte la famine” et se vante que la Russie « n’[ait] pas terni sa réputation par des crimes sanglants du colonialisme ».
Présente dans le domaine de la sécurité au Mali et en République centrafricaine notamment, la Russie tente d’élargir son périmètre à d’autres régions et secteurs afin d’accroître son influence en Afrique. L’Égypte a confié la construction d’une centrale électrique à quatre réacteurs à l’entreprise publique russe d’énergie atomique Rosatom. En République du Congo, une entreprise russe planche sur la construction d’un important oléoduc qui devrait acheminer le pétrole de la ville de Pointe-Noire vers le nord du pays.
Face aux sanctions qui s’abattent sur la Russie, le Kremlin n’a plus le choix. Il lui faut trouver de nouveaux partenaires. Et son message aux Occidentaux est clair : désormais, l’engagement de la Russie en Afrique ne sera plus cosmétique, comme il y a dix ans, mais il entre durablement dans la stratégie de sa politique étrangère.
Serguei Lavrov a aussi annoncé la tenue d’un sommet russo-africain, en 2023, sur le modèle de la première édition en 2019, qui avait réuni, à Sotchi, une quarantaine de dirigeants africains et une myriade d’hommes d’affaires.
Jean Pierre James