Le 7 février 1986 s’éteignait l’historien sénégalais, dont on célèbrera les 100 ans de la naissance le 29 décembre 2023. Que reste-t-il de sa pensée ? Quel est son héritage ?
« L’Égypte pharaonique est une civilisation africaine, élaborée en Afrique par des Africains » : ce qui semble aujourd’hui évident – sauf, peut-être, pour Nicolas Sarkozy et ses nègres – a longtemps été passé sous silence, voire ouvertement nié par l’égyptologie développée dans les laboratoires européens. Nous devons au scientifique, historien, anthropologue et homme politique Cheikh Anta Diop d’avoir rendu à l’Afrique ce qui appartient à l’Afrique.
Scandale à l’université
Né il y a un siècle, le 29 décembre 1923, à Thieytou, au Sénégal, et venu faire ses études à Paris, le chercheur provoque le scandale dans les milieux universitaires en publiant, en 1954, Nations nègres et culture, la thèse de doctorat pour laquelle il n’avait pu réunir un jury à la Sorbonne trois ans auparavant, par manque d’intérêt des professeurs.
Son chapitre « Origine des anciens Égyptiens », qui ouvrait le tome II de l’Histoire générale de l’Afrique (éditée en 1984 par l’Unesco et Jeune Afrique deux ans avant sa mort, à Dakar, le 7 février 1986), résumait ses dernières conclusions.
« Traits négroïdes »
S’appuyant sur des sources européennes antiques et contemporaines, sur l’iconographie pharaonique, sur la linguistique, invoquant aussi la craniométrie, l’étude des groupes sanguins et de la pigmentation épidermique, Anta Diop affirme que « le fonds de la population égyptienne était nègre à l’époque prédynastique » et qu’il en était de même à la période dynastique (celle des pharaons), où, « partout où le type racial autochtone est rendu avec un tant soit peu de netteté, il apparaît négroïde ».
« Les traits typiquement négroïdes des pharaons Narmer, Ière dynastie, le fondateur même de la lignée des pharaons, Djéser, IIIe dynastie (avec lui tous les éléments technologiques de la civilisation égyptienne étaient déjà en place), Khéops, le constructeur même de la grande pyramide (de type camerounais) […], montrent que toutes les classes de la société égyptienne appartenaient à la même race noire », souligne-t-il.
L’Égypte, matrice des cultures africaines
Pour le scientifique, formé en physique et en chimie, la vallée du Nil fut non seulement le creuset d’où un peuple noir tira la civilisation qui brilla sur le monde pendant trois millénaires, mais aussi la matrice des structures sociales, dynastiques et rituelles des cultures africaines postérieures. En témoignent, selon Diop, de nombreuses parentés linguistiques et coutumières.
« Quand on a découvert que l’Égypte avait une préhistoire, les égyptologues sont allés chercher ses sources dans les grandes civilisations mésopotamiennes, encore convaincus que la Lumière ne pouvait venir que de l’Orient. Cette théorie a prévalu jusque dans les années 1960 », reconnaît Béatrix Midant-Reynes, spécialiste de la préhistoire égyptienne et directrice de recherche émérite au CNRS.
Redécouverte scientifiquement et militairement par l’Europe avec l’expédition du général Napoléon Bonaparte, en 1798, l’Égypte n’est-elle pas aussi le berceau de l’orientalisme ? L’orientalisme comme mouvement artistique en vogue dans une Europe possédée par les fantasmes d’un « Orient sensuel et mystérieux », mais aussi comme discours de la domination politique et culturelle européenne puis occidentale, dénoncé en 1978 par l’universitaire palestinien Edward Said dans L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident.
À la création de l’Orient a répondu une création de l’Afrique, terre hors de l’Histoire à laquelle l’Europe avait le devoir d’apporter la civilisation. L’Égypte, « mère des sciences, des arts et de l’histoire » célébrée par Athènes et Rome avant Paris et Londres, étudiée par des savants issus du sérail académique orientaliste, ne pouvait y être rattachée, malgré son évidente appartenance géographique. Détachée de son continent, érigée en monde autonome, fille du seul Nil fécondée par l’Orient, l’Égypte a été placée à contresens sur la carte des cultures blanches, censées avoir amené la civilisation et la puissance à l’Europe depuis l’Asie, en passant par Athènes et Rome.
Ignorance et mépris
En 1908, alors que l’expansion coloniale s’accélère, le manuel Hachette des classes de 6e enseigne ainsi : « On discute beaucoup de l’origine des Égyptiens. Les égyptologues les plus compétents, M. Maspéro en particulier, les tiennent pour un peuple de sang mêlé mais où domine le sang sémitique, c’est-à-dire le sang des descendants de Sem, fils de Noé. Les Égyptiens seraient donc venus d’Asie alors que les Grecs les croyaient venus d’Afrique, des pays du Sud et de l’Éthiopie ».
En 1954, Diop ramène sur le devant de la scène égyptologique ces témoignages d’époque, d’ « occidentaux », qui, d’Hérodote à Strabon, mentionnent la peau noire et l’ascendance africaine des anciens Égyptiens. « L’apport de Cheikh Anta Diop est d’avoir jeté un pavé dans la mare et forcé les milieux scientifiques à considérer cette question avec plus d’attention, ne serait-ce que pour tenter de la contredire, poursuit la paléontologue. Aujourd’hui, personne ne nie la très forte influence africaine sur la constitution de la civilisation égyptienne, ni son peuplement ancien depuis la ceinture subsaharienne, au moment de la remontée des moussons vers le Nord, aux environs de 10 000 avant notre ère. Mais il faut relativiser et tenir également compte du rôle important qu’ont joué les cultures du Néguev et du delta du Nil tournées vers le Levant ».
En 1960, la Sorbonne finit par octroyer à Cheikh Anta Diop le doctorat pour la thèse qu’il n’avait pu lui soumettre une décennie plus tôt. Il n’empêche, le monde académique, occidental comme égyptien, l’a longtemps traité par l’ignorance, et parfois par le mépris. Martin Bernal, professeur d’histoire à l’université américaine de Cornell, relance le débat dans les années 1990 avec le premier des trois tomes de Black Athena : les racines afro-asiatiques de la civilisation classique, paru en 1987, un an après la mort de Diop. Pour son auteur, la civilisation grecque, considérée comme étant à l’origine de la civilisation occidentale, est le fruit d’une période de colonisation égyptienne et phénicienne, c’est-à-dire afro-asiatique. Dans la lignée de Diop et de Said, Bernal dénonce « l’appropriation, par l’Occident, de la culture du Proche-Orient antique pour servir son propre projet ».
Idéologie politique ou démarche historienne ?
« Chaque époque a son filtre de pensée, et les sciences humaines, dont fait partie l’histoire, n’y échappent pas, met en garde Béatrix Midant-Reynes. Des institutions comme le CNRS sont aujourd’hui très sensibles aux grandes questions sur le climat, à l’invention de l’anthropocène, etc., et, dans quelques années, la recherche actuelle apparaîtra marquée par ce débat. De la même manière, les recherches de Diop se situent à la charnière des indépendances africaines, au moment où ces jeunes États revendiquaient une identité et une épaisseur historique qu’on leur avait niées. Le problème, c’est quand l’idéologie politique vient se calquer sur la démarche historienne ».
Faire parler certains faits pour démontrer une conviction souvent radicale, et non étudier sans a priori l’ensemble des faits pour en tirer des conclusions, voilà le reproche que l’académisme cartésien de la recherche européenne a adressé à Cheikh Anta Diop. En 1996, dans L’Afrique de Cheikh Anta Diop : histoire et idéologie, François-Xavier Fauvelle, l’actuel titulaire de la première chaire d’études africaines au Collège de France, dissèque pour la première fois la méthode et la pensée de l’intellectuel sénégalais. Pour Diop, écrit-il, « l’établissement de la vérité ne nécessite pas la mobilisation des faits. La vérité découle d’un simple raisonnement logique […]. Les faits sont annexes. Ils permettent tout au plus une vérification ».
« Son travail est en effet un travail de thèse, réplique l’historien béninois panafricaniste Amzat Boukari-Yabara, mais l’auteur s’appuie sur des sources largement occidentales, antiques et modernes, ainsi que sur la linguistique et l’ethnologie. Or les universitaires français persistent dans leur obsession à vouloir retirer sa scientificité à Cheikh Anta Diop et à se concentrer précisément sur l’Égypte, alors qu’il a traité de nombreux autres sujets. »
Un dialogue de sourds, où chaque partie considère l’autre comme étant hors sujet, résume-t-il, faisant écho au regret qu’avait exprimé l’égyptologue espagnol Josep Cervelló Autuori à l’issue d’un colloque qui, en mars 1996, avait réuni pour la première fois, à Barcelone, des égyptologues reconnus de « l’école de Dakar » et de l’académisme occidental : « L’Académie occidentale continue, consciemment ou inconsciemment, à construire “sa” vérité, qu’elle croit universelle et évidente, en vertu de sa méthode scientifique et philosophique, et les éléments, issus de démarches peu orthodoxes, que peuvent lui apporter des groupes étrangers à peine intégrés à son univers discursif, l’intéressent à peine. Les intellectuels noirs africains, de leur côté, actifs [dans leurs milieux] mais passifs en dehors, paraissent chercher, avec leur propre académisme et à l’usage de leur segment politico-universitaire, une série de catégories culturelles propres à expliquer le passé, le présent et les caractéristiques qui définissent leurs sociétés. Si le dialogue importait davantage à ces derniers, peut-être n’auraient-ils plus besoin de recourir aux accusations de racisme […] contre les Occidentaux “qui n’écoutent pas”. »
Mélanine et groupes sanguins
Les progrès exponentiels des technologies, notamment dans le domaine de la génétique, permettront-ils de trancher définitivement le débat des origines et de l’apparence physique des anciens Égyptiens ? Dans son chapitre de l’Histoire générale de l’Afrique, Diop réclamait une analyse poussée des grains de mélanine et des groupes sanguins des momies qui, pour lui, confirmerait une ascendance et une apparence négroïdes subsahariennes. En 1985, un an après la parution de cet ouvrage, un chercheur parvenait à étudier l’ADN d’un enfant égyptien momifié. Il a cependant fallu des années de progrès pour que la paléogénétique puisse se développer, dans les années 2010. Les premières découvertes de cette nouvelle discipline ont parfois contredit – et parfois confirmé – les conclusions de Cheikh Anta Diop.
En 2017, des scientifiques de l’Institut Max-Planck, en Allemagne, publient ainsi, dans la revue Nature, les conclusions de leurs recherches génétiques sur 151 momies, du Nouvel empire à la période romaine : « Nos analyses révèlent que les anciens Égyptiens partageaient davantage d’ascendance avec les Proches-Orientaux que les Égyptiens contemporains, qui ont reçu un apport subsaharien à des périodes plus récentes [post-romaines]. Au vu de ces premières recherches, l’élément subsaharien apparaît bien moins important en Égypte que Diop ne le supposait. »
À l’inverse, en 2018, des généticiens britanniques découvraient que « l’homme de Cheddar », comme d’autres congénères du mésolithique exhumés en Europe, avait la peau noire, les cheveux crépus et les yeux bleus. D’autres séquençages permettent aujourd’hui d’avancer qu’entre – 40 000 et – 6 000, les habitants de l’Europe avaient la peau et les cheveux sombres, loin des représentations scolaires européennes – ce qui paraît confirmer la thèse de Diop d’un peuplement récent de l’Eurasie par l’Afrique.
« La paléogénétique va bouleverser bien des choses, mais elle n’est pas encore assez pointue pour pouvoir donner le détail des physionomies, tempère la préhistorienne Béatrix Midant-Reynes. Ainsi nul ne peut dire à quel moment et sous quelles influences sont apparus les “traits négroïdes” chers à Diop ».
L’exploration des origines de l’humanité ne fait que débuter et n’a pas fini de surprendre, à l’École de Dakar comme au Collège de France. « L’Égypte n’appartient qu’à elle-même, mais elle s’est constituée sur le sol africain, par des peuples d’Afrique. Et toute sa partie sud, aux portes du Soudan, a été, pendant des millénaires, sa région la plus dynamique, le berceau de sa construction idéologique et de sa monarchie. Pour nous c’est une évidence, peut-être faut-il davantage le dire au grand public », conclut la préhistorienne française. En commençant par les écoles, où les plus jeunes éprouvent toujours une véritable fascination pour les pharaons.
Roman national
Las, en 2017, les participants à un colloque de l’université de Toulouse II sur le thème « La France au miroir de l’Égypte. Impérialisme culturel, patrimoine et savoirs scolaires (1880-2015) » avaient constaté que, si l’enseignement de l’Égypte ancienne s’était beaucoup amenuisé dans le primaire et le secondaire, sa présentation restait fidèle au prisme obsolète de la IIIe République, celui d’une Égypte fille de l’Orient et mère des civilisations européennes : « À partir de 2008, l’Égypte est diluée dans l’histoire de l’Orient et la leçon sur les débuts de l’écriture. […] Son évocation sert également de porte d’entrée sur l’Antiquité et sur la Gaule, et donc sur le roman national ».
L’évidence que l’Égypte ancienne était africaine est loin d’être acquise. Pis, au début de janvier 2023, un sondage révélait qu’un Français sur cinq âgé de 18 à 24 ans pensait que les pyramides égyptiennes avaient été bâties par des extraterrestres. Cette « conversion des regards de la France sur l’Afrique et de l’Afrique sur la France » qu’invoque régulièrement le président français Emmanuel Macron ne devrait-elle pas commencer par l’enseignement de l’africanité de l’Égypte ancienne ?
« Cheikh Anta Diop a été un pionnier de la décolonisation de l’Histoire et de la revalorisation de la narration historique africaine. Pourtant, il reste banni des programmes scolaires, et les universités refusent d’aborder ses travaux », regrette Amzat Boukari-Yabara. Le chantier ne serait pourtant pas si pharaonique pour Pap Ndiaye, l’actuel ministre français de l’Éducation nationale, historien des minorités noires et dont le père, Tidiane, était un compatriote et un contemporain de Cheikh Anta Diop.
Ndiaye n’appelait-il pas, il y a un an dans JA, « à tourner définitivement la page de la Françafrique et à engager la France dans un nouveau chemin dans ses relations avec le continent » ? Car, au-delà de l’amélioration des relations entre la France et les peuples africains, la reconnaissance partagée de l’africanité de l’Égypte ancienne touche à l’universel, rappelait le poète de négritude Aimé Césaire : « Les historiens ont toujours considéré l’Égypte comme une sorte de fait à part en Afrique, on oubliait même que l’Égypte était une nation africaine. En redonnant à l’Afrique son passé, Cheikh Anta Diop a peut-être redonné son passé à l’humanité. »