Ancien journaliste, puis haut-fonctionnaire de l’État, Racine Assane Demba se lance dans le roman avec “Nos Vies Nomades”. Un premier récit captivant et d’une grande finesse stylistique. L’auteur s’est confié en exclusivité à Seneweb dans un entretien où il est également question de politique.
Pour votre premier ouvrage en solo, vous avez fait un choix inattendu : le roman, alors qu’on vous attendait plus sur le terrain de l’essai. Pourquoi avoir exploré ce genre ?
J’ai toujours pensé, à tort ou à raison, qu’on pouvait dire plus de choses dans un roman que dans un essai. Bien vrai que j’aie beaucoup écrit sur la politique ainsi que dans l’analyse des faits sociaux, et que les projets littéraires collectifs auxquels j’ai déjà participé étaient plus dans le registre de l’essai, le roman offre plus de libertés tout en étant un genre très exigeant. Il permet, par exemple, des bifurcations et des possibilités d’éclater un récit ne confinant pas à une forme de linéarité qui, de mon point de vue, peut-être assez contraignante. Notre regretté Mame Less Camara m’a une fois répété une anecdote que lui avait racontée Boubacar Boris Diop. A sa question de savoir pourquoi ce dernier faisait souvent le choix d’éclater ses récits, le romancier répondait que cela venait de la manière dont sa grand-mère lui contait des histoires quand il était enfant : au milieu d’une histoire elle pouvait l’envoyer chercher un objet ou faire une commission et poursuivre le récit à son retour puis l’envoyer encore, ainsi de suite. Cette anecdote me vient à l’esprit parce qu’elle dit assez bien comment l’intime s’imbrique à l’universel dans la fabrication du roman, comment une part de soi et des siens se retrouve dans une perspective plus large, comment les petites et les grandes histoires s’y entremêlent. Il y a aussi l’enjeu exaltant dans le roman de réussir à créer à la fois la psychologie du personnage et l’intrigue dans laquelle il se meut. Souvent on réussit l’une au détriment de l’autre. C’est ce qu’expose de manière admirable Jorge Luis Borges dans un texte que j’aime beaucoup : sa préface de « L’invention de Morel » d’Adolfo Bioy Casares dans laquelle il oppose en ce sens, par exemple, Kafka à De Quincey, Ortega y Gasset à Balzac, ou encore Stevenson à Chesterton.
La question de l’émigration, à travers les aventures de trois amis, est la trame du récit. Si Sam voit en l’Europe, une sorte de paradis, comme beaucoup de jeunes qui prennent les pirogues de nos jours, Soda, personnage principal, tente l’aventure par amour et non forcément pour la quête de l’eldorado. Pourquoi avoir choisi d’aborder cette question tragique déjà par ce prisme de l’amour ?
J’ai voulu explorer sous divers angles la question du pourquoi. Pourquoi ceux qui partent s’en vont ainsi ? Pourquoi pour eux l’appel de l’ailleurs est si irrépressible ? Pourquoi va-t-on vers un avenir incertain au péril de sa vie ? L’explication économique dominante bien que valable m’a toujours paru réductrice. Pour moi les causes de ce besoin d’ailleurs sont plus complexes. J’ai voulu saisir toute la complexité qui entoure ces questions et quoi de plus intéressant que l’amour pour complexifier le réel ? Il s’agissait d’essayer de trouver des métaphores aux indicibles et d’augmenter, entre guillemets, le réel en touchant du plus près possible le sens de l’irrationnel.
C’est un périple jonché de morts et de déchirements dans le livre. Et pourtant, de plus en plus de jeunes africains continuent de braver le désert ou la mer pour rallier l’Europe. Comment expliquez-vous que malgré tout autant de jeunes risquent leur vie pour aller là-bas ?
Je n’ai pas d’explication toute faite. L’aspect économique est la plus évidente mais je pense que pour trouver du sens et comprendre, il faut mobiliser aussi des ressorts tels que la liberté d’aller et de venir que les humains pratiquent depuis la nuit des temps, les pesanteurs sociales, l’image idyllique que ces destinations nous renvoient, le poids du rêve et de l’espoir de le voir se réaliser etc. Le casse-tête sur lequel les autorités de nos pays butent parfois est de constater que beaucoup parmi ceux qui disent « Barça wala barsak » gagnent plutôt bien leur vie, certains ont reçu des financements de structures de l’Etat, d’autres ont des métiers qui leur permettent d’avoir des revenus conséquents, alors pourquoi partent-ils ? Pourquoi prennent-ils des sommes pouvant leur permettre de vivre décemment ici pour financer leur voyage ? Ces questions et d’autres en lien avec la même problématique méritent des études sérieuses qui pourraient permettre d’éviter les fausses évidences.
“Le moteur des êtres humains, ce qui détermine leurs choix et guide leurs pas est souvent difficile à cerner”
Vous ne tombez pas dans le livre dans l’écueil de la morale, comme c’est souvent le cas dans les romans qui abordent ce thème, qui cherchent souvent à sensibiliser. Pourquoi cette approche détachée et réaliste ?
Pour moi la vocation d’une œuvre littéraire n’est pas de sensibiliser mais d’exposer les bouts de vérités que l’auteur a pu assembler et de laisser le lecteur en faire ce que bon lui semble. Le moteur des êtres humains, ce qui détermine leurs choix et guide leurs pas, est souvent difficile à cerner. Finalement la posture la plus aisée mais la moins productive est de se poser en donneur de leçons qui sait tout sur tout et qui répand la bonne parole. Quant à la morale, voire la moraline, pour utiliser une terminologie nietzschéenne, c’est un écueil dont j’ai essayé autant que possible de me prémunir. Et je suis heureux de voir qu’au moins aux yeux du lecteur que vous êtes, j’y suis parvenu.
“L’ampleur de ce qui se passe, l’acharnement avec lequel certains vont vers le danger d’une façon presque suicidaire, ne sauraient être détachés de la manière dont les décideurs politiques, d’hier à aujourd’hui, ont discrédité l’action publique”
Dans une séquence du roman, Soda va se recueillir sur la tombe de son père et prononce des paroles désenchantées sur les élites politiques et leur corruption. Est-ce là le mal principal qui conduit à cette quête jonchée de drames ?
C’est un élément déterminant en effet. Autant toutes les explications ne sauraient être confinées à l’action politique, bien que dans une acception large du terme je sois d’avis que tout est politique dans la vie, autant nul ne pourrait absoudre les politiques. Car l’ampleur de ce qui se passe, l’acharnement avec lequel certains vont vers le danger d’une façon presque suicidaire, ne sauraient être détachés de la manière dont les décideurs politiques, d’hier à aujourd’hui, ont discrédité l’action publique. Des promesses non tenues au clientélisme, du défaut d’exemplarité au déficit de justice, de la désacralisation de la parole publique à la mort des utopies, tout concourt au désespoir, au cloisonnement des horizons surtout pour un pays à la population aussi jeune. La jeunesse, et c’est partout pareil, a besoin d’un idéal, de rêves, « d’utopies désirables » comme aime à le rappeler mon ami Hamidou Anne. Et pour un pays comme le nôtre, la construction ou la reconstruction de cet idéal ne peut se faire que dans le renouveau de la promesse républicaine et dans le respect de cette promesse par les élites.
“On a vu l’émergence d’un discours et de méthodes populistes, allant à l’assaut non d’un régime mais des fondements de la République, trouvant des réponses simples à des questions complexes, intimidant des voix dissonantes, usant de toutes sortes de promesses irréalistes pour se faire élire”
Vous êtes co-auteur du livre “Politisez-vous”. Ce qui me ramène à vous parler de la situation politique du Sénégal. Comment analysez-vous ces trois dernières années d’effervescence politique et sociale qui ont conduit à l’élection de Bassirou Diomaye Faye ?
Je pense qu’on a assisté d’une part à l’essoufflement du régime du Président Macky Sall et de sa méthode de gouvernance, surtout dans son refus de sanctionner certaines dérives et des faits assimilables à de la corruption dans son camp. Et d’autre part, on a vu, en réponse à cet essoufflement, l’émergence d’un discours et de méthodes populistes, allant à l’assaut non d’un régime mais des fondements de la République, trouvant des réponses simples à des questions complexes, intimidant des voix dissonantes, usant de toutes sortes de promesses irréalistes pour se faire élire. Ce discours et ces méthodes ont trouvé un terreau fertile dans une société où une colère sourde grondait à raison et qui est perméable à l’instrumentalisation de cette colère par les plus grossières méthodes de manipulation. Comme en 2012, et de manière encore plus dangereuse, nous avons dansé autour d’un volcan, et j’étais en première ligne en tant que haut-fonctionnaire pour observer les mécanismes de cette course vers l’abîme. Mais heureusement, nos fondations solides ont permis à l’Etat de tenir. Des dizaines de morts et une loi d’amnistie plus tard, le processus d’amnésie collective dont le peuple sénégalais a le secret est en marche.
Comment appréciez-vous l’action du nouveau régime, un peu plus de trois mois après. Diriez-vous que le Sénégal va dans le bon sens ?
La manière dont les nouvelles autorités sont arrivées au pouvoir après des négociations opaques avec les anciennes, la manière dont elles ont installé un exécutif à deux têtes avec un Premier ministre qui multiplie les maladresses, la manière dont elles renient certains de leurs engagements après avoir, pendant des années, simplifié dans le discours toutes les complexités inhérentes à la gestion d’un Etat, la manière dont certains pans de la société manifestent déjà et si tôt de l’impatience, de la déception voire de la colère, rien de tout cela ne permet de répondre par l’affirmative à votre question.
“La vocation du Sénégal est d’être un phare en matière de conquête et d’exercice démocratique du pouvoir, d’inspirer d’autres nations sur cette voie et non d’être à la remorque de putschistes”
Il s’ajoute à ces préoccupations liées à la politique intérieure, les questions d’ordre diplomatique et de politique extérieure qui m’intéressent beaucoup. Il est rassurant de voir qu’après les déclarations initiales du Premier ministre allant dans le sens de rompre avec une certaine tradition diplomatique, le président de la République est revenu à une forme d’orthodoxie.
Je pense que la vocation du Sénégal est d’être un phare en matière de conquête et d’exercice démocratique du pouvoir, d’inspirer d’autres nations sur cette voie et non d’être à la remorque de putschistes qui, dans leurs pays, suspendent indéfiniment des élections, bannissent des partis politiques, sous-traitent leur stratégie militaire à des mercenaires envoyés par une puissance étrangère. C’est cette manière d’être au monde qui a donné au Sénégal une crédibilité diplomatique sans commune mesure avec son poids économique.
“Lors de la dernière présidentielle, sur la vingtaine de candidats, aucun n’a pris d’engagements pour lutter contre le phénomène de la mendicité des enfants”
Quels sont vos projets à moyen et long terme ?
Continuer à écrire, peut-être un essai comme vous l’évoquiez au début de cet entretien, faire grandir une initiative professionnelle lancée récemment, toujours œuvrer pour la diffusion des idées relatives à la démocratie, aux libertés et à la défense de la République et porter prochainement, avec mon ami le metteur en scène Madiaw Ndiaye, un plaidoyer sur les enfants talibés qui constituent actuellement un angle mort dans le débat public. Lors de la dernière présidentielle, sur la vingtaine de candidats, aucun n’a pris d’engagements pour lutter contre ce phénomène de la mendicité des enfants qui, de mon point de vue, est une balafre sur le visage de notre pays et sa blessure la plus sérieuse.