Le général Mark A. Milley, président des chefs d’état-major interarmées, a fait valoir que les Ukrainiens devraient essayer de consolider leurs acquis à la table des négociations.
Un désaccord est apparu au plus haut niveau du gouvernement des États-Unis sur la question de savoir s’il faut faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle cherche à mettre un terme diplomatique à sa guerre avec la Russie, le général le plus haut gradé des États-Unis préconisant des négociations alors que d’autres conseillers du président Biden soutiennent qu’il est trop tôt.
Le général Mark A. Milley, président des chefs d’état-major interarmées, a fait valoir, lors de réunions internes, que les Ukrainiens ont obtenu à peu près tout ce qu’ils pouvaient raisonnablement espérer sur le champ de bataille avant l’arrivée de l’hiver et qu’ils devraient donc essayer de consolider leurs acquis à la table des négociations, selon des responsables informés des discussions.
Mais d’autres hauts fonctionnaires se sont opposés à cette idée, affirmant qu’aucune des parties n’est prête à négocier et que toute pause dans les combats ne ferait que donner au président russe Vladimir V. Poutine une chance de regrouper ses troupes. Bien que les conseillers de Biden soient convaincus que la guerre finira probablement par être réglée par des négociations, ils ont conclu que le moment n’était pas encore venu et que les États-Unis ne devaient pas être perçus comme faisant pression sur les Ukrainiens pour qu’ils se retirent tant qu’ils ont de l’élan.
Le débat, que les fonctionnaires ont décrit sous couvert d’anonymat parce qu’ils n’étaient pas autorisés à discuter de délibérations sensibles, s’est étendu au public ces derniers jours, le général Milley ayant fait des commentaires publics faisant allusion à ses conseils privés. « Saisissez le moment », a-t-il déclaré dans un discours prononcé à New York mercredi.
Il a donné plus de détails dans une interview sur CNBC jeudi. « Nous avons vu l’armée ukrainienne combattre l’armée russe jusqu’à l’immobilisation, a-t-il déclaré. Maintenant, ce que l’avenir nous réserve n’est pas connu avec un certain degré de certitude, mais nous pensons qu’il y a des possibilités ici pour certaines solutions diplomatiques. »
La Maison Blanche a toutefois tenu à se distancier de toute perception selon laquelle elle pousserait le président ukrainien Volodymyr Zelensky à céder des territoires aux envahisseurs russes, alors même que Moscou retire ses forces de la ville stratégique de Kherson.
« Les États-Unis ne font pas pression sur l’Ukraine », a déclaré jeudi à la presse Jake Sullivan, conseiller du président pour la Sécurité nationale. « Nous n’insistons pas sur ces choses avec l’Ukraine. Ce que nous faisons, c’est consulter en tant que partenaires et montrer notre soutien, pas seulement par des déclarations publiques ou un soutien moral, mais par le soutien tangible, physique, du type d’assistance militaire que j’ai mentionné précédemment. »
En effet, le Pentagone a annoncé jeudi qu’il envoyait 400 millions de dollars supplémentaires d’aide militaire à l’Ukraine. Parmi les armes expédiées figurent les premiers systèmes mobiles de défense aérienne Avenger fournis par les États-Unis, ainsi que des missiles pour les systèmes de défense aérienne Hawk déjà fournis par l’Espagne, des mortiers, des obus d’artillerie, des Humvee, des lance-grenades, des équipements pour temps froid et des munitions pour les systèmes de roquettes d’artillerie à haute mobilité, ou HIMARS, qui se sont avérés si efficaces pour repousser les Russes.
Toutefois, le ministère de la Défense a rejeté les demandes ukrainiennes de drones Gray Eagle MQ-1C, dont les responsables américains craignent qu’ils ne soient utilisés pour frapper des cibles en territoire russe, ce qui risquerait de provoquer une dangereuse escalade de la guerre, selon le Wall Street Journal.
La question de la position des États-Unis sur les négociations a animé les conversations des deux côtés de l’océan Atlantique ces derniers jours, les responsables américains, ukrainiens, russes et européens tentant de déchiffrer les signaux parfois contradictoires de Washington.
Un voyage de Sullivan à Kiev, la semaine dernière, a donné à certains l’impression que l’administration Biden pressait Zelensky de montrer au moins sa volonté de négocier, mais les responsables américains ont démenti cette affirmation.
Au lieu de cela, ont-ils dit, à la fin d’une réunion principalement axée sur d’autres questions liées à la guerre, Sullivan a suggéré que Zelensky réfléchisse à ce à quoi ressemblerait une « paix juste », une expression utilisée par le Groupe des 7 nations le mois dernier, lorsque le moment sera venu de négocier.
La confusion a été exacerbée par les commentaires ambigus de Biden lors d’une conférence de presse mercredi. Lorsqu’on lui a demandé s’il pensait que l’Ukraine avait désormais le levier nécessaire pour entamer des négociations, le président a laissé la porte ouverte. « Il reste à voir si l’on jugera si l’Ukraine est prête ou non à faire des compromis avec la Russie », a-t-il dit.
Pressé par la suite de savoir s’il suggérait que l’Ukraine envisage de céder des territoires, Biden a rapidement répondu par la négative. « C’est aux Ukrainiens d’en décider. Il n’y a rien à propos de l’Ukraine sans l’Ukraine », a-t-il déclaré, répétant la ligne officielle selon laquelle toute résolution doit être déterminée par Kiev, et non par les États-Unis ou l’Europe. « Je sais une chose : nous n’allons pas leur dire ce qu’ils doivent faire. »
Certains fonctionnaires actuels et anciens ont déclaré que la nuance de la position de l’administration s’est perdue. Bien qu’elle ne fasse pas actuellement pression en faveur de pourparlers, l’administration veut être prête pour la diplomatie à une date ultérieure, lorsque cela aura un sens.
« J’ai le sentiment que l’administration s’efforce d’envisager la possibilité d’une diplomatie », a déclaré Charles A. Kupchan, professeur à l’université de Georgetown, qui a été conseiller pour l’Europe du président Barack Obama et a récemment écrit un essai en faveur des pourparlers. « Ils essaient d’enfiler l’aiguille. Ils veulent introduire la possibilité de la diplomatie sans avoir l’air de dire aux Ukrainiens ce qu’ils doivent faire. » Il a ajouté : « C’est mettre la table, mais ce n’est pas s’asseoir à la table. »
La volonté évidente d’envisager des pourparlers à un moment donné a suscité de vives critiques de la part de certains experts en politique étrangère qui affirment que ce serait une erreur de parier contre la capacité de l’Ukraine à reconquérir une plus grande partie de son territoire sur les occupants russes.
« Les États-Unis et les partenaires européens ne devraient pas anticiper la possibilité, voire la probabilité, d’un plus grand succès militaire ukrainien en insistant sur un cessez-le-feu en place ou en supposant qu’il est impossible pour l’Ukraine de, par exemple, libérer le Donbas ou même la Crimée », a écrit Daniel Fried, un ancien diplomate de carrière aujourd’hui au Conseil atlantique, sur le site web Just Security.
Zelensky et ses collaborateurs ont répété cette semaine que l’Ukraine avait proposé à plusieurs reprises de reprendre les pourparlers de paix avec la Russie, et que ces pourparlers ne pourraient pas commencer tant que les troupes russes ne se retireraient pas et ne rendraient pas le territoire qu’elles ont saisi. Mais les analystes ont noté que le dirigeant ukrainien n’a pas répété ses déclarations antérieures selon lesquelles les pourparlers ne pouvaient apparemment pas commencer tant que Poutine dirigeait encore la Russie.
Plus généralement, les offensives militaires soutenues contre les positions russes bénéficient d’un énorme soutien de la part de l’opinion publique ukrainienne, et chaque annonce de revers russe a été accueillie par un élan d’enthousiasme public. Même avant la récente vague d’avancées militaires ukrainiennes, Zelensky était soumis à une pression politique forte et soutenue pour refuser toute concession qui laisserait les forces russes contrôler le territoire ukrainien.
Le débat à Washington intervient alors que l’on s’interroge sur la pérennité du soutien américain à l’effort de guerre ukrainien. Le représentant Kevin McCarthy de Californie, le leader républicain qui espère devenir président de la Chambre dans le Congrès nouvellement élu, a rejeté un « chèque en blanc » pour la poursuite de l’aide à l’Ukraine, bien que d’autres leaders républicains, dont le sénateur Mitch McConnell du Kentucky, demeurent des soutiens indéfectibles de Kiev.
Un groupe de Démocrates progressistes de la Chambre des représentants a récemment publié une lettre recommandant des négociations, puis l’a retirée sous la critique. Mais certains membres de la gauche continuent de faire pression en faveur de négociations. « Je crois que les progressistes ont toujours préconisé de s’appuyer sur des solutions diplomatiques », a déclaré cette semaine à l’Intercept la représentante Alexandria Ocasio-Cortez, Démocrate de New York. « Nous devrions continuer à nous appuyer sur cela. »
Dans les discussions internes à la Maison Blanche, le général Milley a été une voix forte pour la diplomatie, mais il ne veut pas donner l’impression d’affaiblir les Ukrainiens, ont dit des responsables. Il a attiré l’attention sur les images satellites montrant que les Russes creusent des tranchées et établissent des lignes fermes à travers une grande partie du territoire occupé en prévision de l’hiver, lorsque les fronts se stabiliseront vraisemblablement. Le retrait de Kherson semble avoir pour but de mettre en place une position plus défendable.
Compte tenu de cela, le général a fait valoir que les combats pourraient s’apaiser pendant les mois d’hiver, avec moins de chance de changement fondamental sur le terrain, ce qui offrirait une fenêtre d’opportunité pour les pourparlers. Dans les discussions à la Maison Blanche, il cite la Première Guerre mondiale, lorsque les deux camps se sont engagés dans des années de guerre de tranchées avec peu de changement de territoire mais des millions de victimes inutiles, un exemple qu’il a également évoqué dans son discours au Club économique de New York cette semaine.
Il ne s’agit pas de récompenser Poutine, ont déclaré des responsables pour décrire le point de vue du général, mais de dire que c’est peut-être le moment pour l’Ukraine et ses alliés de commencer à travailler à une solution politique, car une solution militaire durable ne sera peut-être pas possible dans un avenir proche.
Le jugement du général Milley n’est pas partagé par Biden ou Sullivan, ont indiqué les responsables. Poutine n’a montré aucune volonté de négocier, ont-ils ajouté, et les Ukrainiens ont été enhardis par leur succès sur le champ de bataille, ce qui les rend peu enclins à céder des territoires à la table des négociations.
Si les États-Unis poussaient à des pourparlers à ce stade, ont dit les responsables, reflétant le point de vue de Sullivan, cela enverrait à Poutine le message qu’il n’a qu’à faire traîner la guerre un peu plus longtemps et que les Américains finiront par faire le travail pour lui.
« Seuls Zelensky et son gouvernement peuvent prendre ces décisions », a déclaré Steven Pifer, ancien ambassadeur américain en Ukraine, aujourd’hui affilié à l’université de Stanford. « Washington ne devrait pas faire pression sur lui pour qu’il le fasse, et au moins jusqu’à présent, il semble que Washington l’ait compris. »
Helene Cooper et Zach Montague ont contribué au reportage depuis Washington, et Andrew E. Kramer depuis Snihurivka, en Ukraine.
Source : The New York Times, Peter Baker, 10-11-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises