Le diagnostic des implications du départ de la Minusma, les défis majeurs qui se sont imposés aux autorités maliennes dans la conduite de la Transition sont des sujets supprimés dans cette interview par le président de la Commission nationale des droits de l’Homme (CNDH). Il pose aussi son regard sur la situation sociopolitique de notre pays
L’Essor : Quelle est votre lecture sur la situation sociopolitique du pays ?
Aguibou Bouaré : Merci de l’opportunité que vous m’offrez pour me prononcer sur la situation sociopolitique de notre pays. Cela est un droit, voire un devoir pour chaque citoyen de s’impliquer pour la bonne marche des affaires de la cité. Cette prérogative est consacrée comme un droit fondamental pour tout citoyen de participer soit personnellement à travers ses représentants légitimes à la gestion des affaires publiques. De ce fait, tout le Malien est, bien entendu, fondé à donner son opinion sur la vie de la nation et les grandes questions de la République.
Notre pays se trouve à la croisée des chemins, confronté à de nombreux défis et préoccupations, conséquences de la crise multidimensionnelle qu’il traverse depuis au moins dix ans. D’abord au plan politique, je pense qu’il y a une certaine tension sur fond de restriction de l’espace civique et politique, une certaine polarisation du débat public entre ce que certains intimés « les forces du changement en référence aux organisations à la base des événements ayant eu raison du régime de feu IBK en 2020» d’une part, la classe politique issue du «Mouvement démocratique des années 91», d’autre part. Entre ces deux tendances, se trouve une société civile cherchant ses marques, et taxée, à tort ou à raison, d’être politisée, instrumentalisée, manipulée. Un tel contexte n’est pas de nature à favoriser le retour à la cohésion sociale, à la réconciliation,
Au titre de l’état des droits humains, la situation demeure préoccupante. De nombreux abus et violations des droits humains continueront d’être enregistrés au nombre d’entre eux concernés au droit à la vie, à l’intégrité physique, à la santé, à l’éducation. Ces violations et abus sont imputés tant aux Forces de défense et de sécurité (FDS) qu’aux groupes terroristes et autres milices d’autodéfense. L’insécurité se répand dans le pays en dépit des efforts salutaires des FDS sur le terrain. C’est le lieu de réitérer notre soutien indéfectible à nos Forces de défense et de sécurité dans ce combat si noble et si complexe contre le terrorisme, mais dans le strict respect des droits de l’Homme et du Droit international humanitaire. Pour rappel, nous avons systématiquement dénoncé et condamné toutes les exactions contre nos FDS et les populations civiles. Nous avons régulièrement invité le gouvernement à rechercher, identifier, traduire en justice les commanditaires, auteurs et complices des violations et abus des droits humains. Les femmes et les filles continuent d’être victimes de violences sexuelles et sexistes.
Nous enregistrons des allégations d’enlèvement, de disparitions forcées, d’atteintes à la liberté de presse, d’expression, à la liberté syndicale ; des allégations font état parfois du non respect du droit à un procès équitable dans un délai raisonnable.
Les grèves récurrentes au niveau de certains centres hospitaliers importants portent atteinte au droit à la santé bien que la grève soit un droit fondamental. Les populations se plaignent de l’inflation et du coût élevé de la vie.
Il faut tout de même reconnaître les efforts des autorités dans le cadre de la lutte contre l’esclavage par ascendance ; saluer le rappel systématique de l’obligation de respect des droits de l’Homme et du Droit international humanitaire dans les communiqués des Forces armées ; les nombreuses sessions de renforcement des capacités à l’intention des FDS, le respect, jusqu’à preuve du contraire, de l’indépendance de l’institution nationale des droits humains ; la relecture de certains textes pour incriminer certaines violations des droits humains…
Par ailleurs, nous assistons à une certaine tension diplomatique avec de nombreux partenaires du pays se traduisant souvent par des ruptures préjudiciables aux populations en termes de perte d’emplois, de déficit sécuritaire, de manques à gagner. Le pays a tourné le dos à beaucoup de partenaires, à tort ou à raison. La Minusma est le dernier en date.
L’autre constat amer est l’impact de l’usage de plus en plus nuisible des réseaux sociaux sur la vie publique ; il est regrettable d’assister à la domination du débat public par des injures, des invectives, des discours de haine, d’incitation à la violence. Ce qui est encore grave et inquiétant, c’est le retrait, le laxisme, la peur de la majorité des esprits lucides et éclairés, laisse un boulevard à l’ignorance, aux forts en gueule et autres vidéastes souvent sans la moindre référence prétendant donner des directives pour le fonctionnement très sérieux de l’état.
En gros, il faut reconnaître à la vérité de dire que le pays fait face à beaucoup de sujets de préoccupation en ce moment. Le dernier remaniement gouvernemental pourra, peut-être, permettre de souffler un peu, constituer une bouffée d’oxygène. Espérons que ce changement permettra de booster un peu l’action gouvernementale.
L’Essor : Le Conseil de sécurité de l’Onu a agi, il y a quelques semaines, la demande de retrait de la Minusma formulée par les autorités de la Transition. Quelles pourraient être, selon vous, les implications sur les plans politiques, sécuritaires et socioéconomiques de ce départ ?
Aguibou Bouare :Il est important de rappeler que l’acronyme Minusma, si on enlève le suffixe « ma », se définit comme la Mission des Nations unies. Il convient de bien informer les populations à majorité analphabètes afin qu’elles sachent que le Mali est un État membre de l’Organisation des Nations unies. Et que l’Organisation des Nations unies est régie par des textes, des instruments juridiques renvoyés par tous les pays membres au moment de leur adhésion. Au-delà de cela, la Minusma a été déployée à la demande du Mali. Son mandat, qui a abouti à une Résolution claire, est bien spécifié et circonscrit par rapport à l’interposition, à l’accompagnement de l’état malien dans le processus de mise en œuvre de l’Accord pour la paix et la réconciliation ; son mandat s’étendait aussi au respect et à la protection des institutions de la République.
L’autre mandat important de la Minusma était la surveillance et la protection des droits de l’Homme, à travers la division des droits de l’Homme. Soit dit en passant, cet objectif de respect et de protection des droits humains est substantiel, permanent et récompensé d’être privilégié par l’ONU même après le retrait de la Minusma, contrairement à ce que d’aucuns pourraient croire ou tenteraient de faire croire par ignorance ou mauvaise foi.
Il est également clair que la Minusma n’est pas une organisation imposée au Mali. Pour preuve, à chaque renouvellement, nos autorités sont consultées et leur avis compte dans le renouvellement ou non. Mieux, le mandat a été retiré purement et simplement à la demande des autorités maliennes. En clair, les autorités de la Transition ont décidé de ne pas renouveler le mandat de la Minusma, décision actée par le Conseil de sécurité des Nations unies.
À ce niveau, il faut noter que l’objectif d’une telle mission n’est pas de s’éterniser dans un pays. La Mission doit durer le moins longtemps possible pour atteindre ses objectifs. Cependant, il s’est trouvé que certains objectifs attribués à la Minusma, en son temps, n’étaient plus adaptés au contexte, lesquels ont évolué et connu un changement fondamental ; à cause du terrorisme qui affecte une bonne partie du territoire national avec son corolaire de violations et d’abus souvent graves des droits humains, d’insécurité grandissante. La gravité du terrorisme et de l’extrémisme violent à tendance à occulter, en termes de priorité, la mise en œuvre de l’Accord pour la paix issu du processus d’Alger.
Avec l’évolution du contexte, l’idéal serait de modifier le mandat de la Minusma, l’adapter à un cadre de lutte contre l’insécurité tous azimuts. Malheureusement, cela n’a pu être fait. Donc, la Minusma n’était ni outillée ni habilitée à s’impliquer dans la guerre contre le terrorisme. Ou, une des revendications essentielles et légitimes des populations est la lutte contre le terrorisme et l’insécurité, la protection des populations civiles et leurs biens.
Pour ce faire, il aurait dû confier à la Minusma un mandat robuste impliquant clairement la lutte contre le terrorisme. Cela dit, l’on ne devrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain, elle a fourni des efforts, a réussi de belles choses, perdu beaucoup d’hommes (paix à leur âme). L’heure du bilan édifiera objectivement sur les différents résultats.
Les avantages de sa présence sont indéniables ; même si cette Mission n’est pas parfaite à l’étape de toute organisation, toute œuvre humaine y comprend le fonctionnement de nos États, sinon comment comprendre les nombreuses crises sociopolitiques débouchant parfois sur des coups d’État dans nos pays. Cette organisation a souvent apporté une assistance aux populations nécessiteuses à certains endroits du pays, à travers des actions civilo-militaires, singulièrement dans les Régions du Nord et du Centre. De plus, la présence des éléments de la Minusma a pu contribuer à dissuader, un tant soit peu, les forces ennemies et obscurantistes. Ce retrait laissera donc un vide. Cette décision sera motivée à sa juste valeur lorsque l’état sera en mesure de combler le vide ainsi laissé par le retrait de la Mission.
Au-delà du chômage que le retrait ne manquera pas de provoquer, de la fin de certaines formes d’assistance apportée à certaines populations par l’Organisation, du pic de l’insécurité à certains endroits où la présence de la Mission suffisait à atténuer l’effet, l’on peut estimer que l’état a le devoir, voire l’obligation de faire autant sinon mieux que la Minusma pour rassurer les populations. En tout cas, c’est ce à quoi les populations s’attendent. Certaines mesures ont été annoncées ou sont en cours pour notamment faire le point des personnes qui seront frappées par le chômage à cause dudit retrait. Cela fait partie des urgences, des priorités du moment.
C’est une lapalissade que de reconnaître que l’objectif d’une Mission des Nations unies n’est pas de rester éternellement dans un pays. Aussi, revient-il à l’état de préparer ce départ, en jouant son rôle et toute sa partition, de veiller davantage à la protection des populations civiles et de leurs biens. Le gouvernement devrait continuer à équiper les FDS et à renforcer leurs capacités opérationnelles afin de suppléer le vide qui sera laissé par la Minusma. L’idéal est de tout mettre en œuvre pour que les populations ne regrettent pas son départ dans ces circonstances.
L’Essor : Après la tenue du référendum et le remaniement ministériel, quels sont les défis qui doivent désormais faire face aux autorités à sept ou huit mois de la fin théorique de la Transition ?
Aguibou Bouaré : Il est important quand même de rappeler que l’objectif de toute transition, c’est le retour à l’ordre constitutionnel normal dans les meilleurs délais, conformément, du reste, au serment renouvelé de nos autorités. Moins une transition dure mieux c’est ; autrement, l’on assiste à un régime atypique avec des complications juridico-politiques, des dysfonctionnements, des fâcheux antérieurs.
S’agissant du référendum, il faut rappeler que certains acteurs de la classe politique et de la société civile ne partageaient ni l’opportunité ni la légalité d’une nouvelle Constitution. Nous sommes dans l’attente de la proclamation des résultats officiels par la Cour constitutionnelle afin de tirer les enseignements utiles. Il faut quand même déplorer le faible taux de participation et inviter les populations à plus de mobilisation à l’occasion des prochaines échéances électorales pour conférer plus de légitimité aux autorités issues des élections. De mon point de vue, notre pays, à cette phase, a besoin de rassembler ses filles et fils autour de l’essentiel, c’est-à-dire sauver le Mali de la désintégration, de l’effondrement.
Pour ce faire, l’accent devrait être mis sur le retour de la sécurité, à l’ordre constitutionnel et s’attaquer aux questions de développement.
Pour relever ces défis majeurs, notre pays a besoin du soutien et de l’accompagnement de tout partenaire vraisemblable, singulièrement dans la lutte contre le terrorisme et surtout nous aider à sortir de la crise multidimensionnelle.
De mon point de vue, il n’existe pas d’alternative à la démocratie, à l’état de droit et au respect scrupuleux des droits humains ; tout cela est du reste consacré par les différentes Lois fondamentales de notre pays y compris celle soumise récemment au référendum dont les résultats officiels sont attendus.
Enfin, je m’incline devant la mémoire de toutes celles et tous ceux qui sont tombés sur le champ d’honneur ; tant les forces militaires que les populations civiles maliennes et étrangères.
Dieu inspire les autorités à prêter une oreille attentive aux avis plutôt éclairés et raisonnables.
Dieu bénisse notre Patrie !
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Massa SIDIBE