Dans cette tribune, Ousmane Sy, ancien ministre de la refondation de l’Etat, père de la décentralisation au Mali, revient sur les enjeux et surtout les défis liés à la décentralisation au Sahel.
Une unanimité́ se dégage de plus en plus sur la faillite du modèle d’Etat Westphalien, hérité de la colonisation, comme la première raison des crises dans les pays du Sahel. Malgré l’attrait que ce modèle exerce encore sur les élites politiques et administratives, il s’est relevé incapable, depuis
60 ans, d’assumer ses fonctions régaliennes minimales que sont la défense de l’intégrité du territoire national, la garantie d’un service public équitable aux populations et la sécurisation des personnes et de leurs biens. La persistance des crises devrait amener à nous interroger sur leurs causes et non seulement de gérer leurs conséquences. A mon avis, la principale cause ne peut être que la reconduction, à la suite des « indépendances », des doctrines coloniales de gestion des communautés sahéliennes et leurs territoires.
A la suite de la conquête, le projet du colonisateur a été de regrouper les territoires et d’uniformiser les identités des diverses communautés locales. Le choix était de fondre toutes communautés et leurs territoires dans une identité unique et exclusive dite nationale. Le colonisateur, surtout français, n’a fait que reproduire dans les pays conquis le modèle d’État westphalien comme support de perpétuation de sa domination. Ses seules motivations étaient l’asservissement des communautés et l’exploitation de leurs territoires, au besoin par la terreur, au profit de ses intérêts du moment. Pour ce faire, un « trépied de la domination » a été érigé autour :
1°) d’une administration de « commandement » verticale, cloisonnée, hiérarchisée et déconcentrée pour encadrer et soumettre les indigènes et les déposséder des richesses de leurs territoires. Cette doctrine a été construite à partir des préjugés coloniaux des missions d’explorateurs. Les indigènes sont des populations irresponsables et surtout réfractaires à toutes idées de regroupement autour d’un intérêt commun. Le fonctionnaire colonial, lui a le savoir et l’intelligence, tandis que les colonisés, ignorants sont inaptes à définir eux-mêmes leurs besoins véritables. Ils sont congénitalement séparatistes. Il fallait donc les encadrer pour les mettre ensemble et tout décider pour eux.
2°) d’un système judiciaire moniste, soutenant l’idée d’un pays, un État, un droit, une identité et une langue, qui impose des règles dans le statut des personnes devenant le vecteur de la civilisation que le colonisateur veut implanter. Ce système, en totale décalage avec l’héritage le plus sacré des vieilles nations sahéliennes qui dit : « nous sommes unis dans le respect de nos différences ». C’est cet héritage qui a fait d’un peul le parent d’un bobo, instauré une alliance inviolable entre le dogon et le bozo, etc… En fait, l’unique objet de ce système judiciaire, qui a été voulu inaccessible aux indigènes par la langue et les normes utilisées, était de pérenniser la soumission à l’autorité coloniale en veillant à la protection des prérogatives et des intérêts du colonisateur et ses dérives politiques et économiques.
3°) d’un dispositif militaire et sécuritaire dont l’unique mission était de protéger les dépositaires du pouvoir colonial contre toutes les velléités de menaces et de révoltes des populations dominées. Ce dispositif armé, dont la doctrine n’était que la conquête pour occuper et pacifier, devaient être dissuasif dans ses apparences, ses localisations, ses méthodes d’interventions et ses équipements. C’est ce trépied colonial que les élites politiques et administratives ont reconduit en héritant la direction des États de leurs pays « indépendants ».
En dépit des proclamations sur la libération des populations et des souverainetés nationales reconquises, le trépied a été maintenu en changeant juste les dépositaires du pouvoir. Les 2 doctrines de domination, d’encadrement, d’asservissement et d’exploitation des communautés et leurs territoires ont été prolongées, figées et mêmes aggravées. Les communautés sahéliennes n’ont d’ailleurs pas attendu longtemps pour faire remarquer « qu’aux indépendances des colons noires ont succédé aux colons blancs ».
Plus de six (6) décennies plus tard, cet Etat parachuté a prolongé la marginalisation de la majorité de la population avec comme conséquence l’aggravation de la pauvreté. Il s’en est suivi une instabilité chronique et une multiplication des rébellions et des coups d’État. L’unité, la paix et la prospérité sont restés un mirage. Pire, de nos jours, les communautés locales et leurs territoires sont menacés par une fragmentation violente.
N’est-il pas temps de nous interroger sur le pourquoi de ces crises sans fin et surtout leurs solutions ? N’est-il temps que les élites sahéliennes, dirigeants y compris, comprennent qu’il est plus qu’urgent que les portes du changement s’ouvrent. Les acteurs locaux, surtout les jeunes, s’impatientent et sont décidés à les casser quel que soit le prix à payer. Ils accepteront difficilement les faux fuyants, les faire semblants et les « attendons de voir ».
Ce sont la nature et les doctrines des institutions et administrations publiques héritées de la colonisation qu’il faut avoir le courage de changer. La déconstruction du modèle d’État jacobin, méprisant et pilleur hérité doit être engagée de façon volontariste en se mettant à l’écoute des préoccupations des communautés locales. La responsabilisation pleine et entière des acteurs locaux pour la gestion des affaires de leurs territoires pour la co-construction des modèles d’États qui ressemblent aux nations plurielles du Sahel est la seule garantie de la stabilité, la paix et la sécurité, les conditions premières de la prospérité. Cette refondation urgente de l’Etat ne saurait se réduire à de simples ravalements de façade et des gadgets politico-institutionnels qui ne répondent qu’aux préoccupations des élites urbanisées et dépendantes.
Ousmane Sy
Ancien ministre
Grand Officier de l’Ordre National du Mali
NB : le titre est de la rédaction