[Immersion 1/4] Gorée : Une liaison maritime en crise

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Seneweb entame une série dédiée à l’île de Gorée. Pour ce premier épisode, focus sur la liaison maritime avec Dakar, qui est source de mécontentement croissant. En période de vacances, l’île peine à attirer les touristes. Une situation aggravée par une chaloupe unique en mauvais état. Les acteurs locaux, dépendants de cette fréquentation, dénoncent une gestion déficiente et réclament des solutions durables pour revitaliser l’économie locale.
 
 
Une matinée d’août sous un ciel sombre. Pas de doute, nous sommes en pleine saison des pluies. La période coïncidant avec les vacances scolaires, il est courant de voir des familles effectuer des sorties. L’une des destinations privilégiées des Dakarois est l’île de Gorée. Ce temps menaçant ne semble pas dissuader la foule présente à la liaison maritime Dakar-Gorée, bien décidée à rejoindre l’île mémoire de la traite négrière. Taxe municipale et ticket de traversée en main, les passagers embarquent à bord de la chaloupe Coumba Castel à 10 h. Il ne faut que 15 minutes pour accoster au quai de Gorée.
 
De la menace à la concrétisation, il s’est mis à pleuvoir. Mais cela ne dissuade pas certains jeunes de poursuivre leur baignade sous le regard vigilant des maîtres-nageurs. L’île n’est pas aussi pleine qu’à l’accoutumée. Le constat est d’autant plus saisissant du côté de l’ancien fort (devenu musée historique du Sénégal), où des tentes sont érigées au bord de la plage par des jeunes Goréens pour les touristes. Sur une trentaine d’abris, seule une dizaine est occupée. Assis sur une pirogue, les initiateurs de ce projet se plaignent de cette faible affluence.
 
« Lorsque les vacances arrivent, on a quelques activités : les tentes, le commerce (objets d’art et autres) la restauration et la vente d’eau. Aujourd’hui, vous constaterez qu’il n’y a pas d’affluence, c’est en raison de la liaison qui est assurée par une seule chaloupe. Et nous, on vit de cet afflux, s’ils ne sont pas là, nos tentes sont vides. Et c’est juste pour une période de trois mois », lance Coumba Ndoffène Diouf.
 
La colère des jeunes face à la situation économique provoquée par la chaloupe
 
Ce manque à gagner est d’ailleurs la principale cause du mouvement d’humeur qu’ils ont observé le vendredi 2 août 2024. Les jeunes de l’île avaient bloqué la chaloupe Coumba Castel qui était sur le départ pour rallier Dakar. « Ce que l’on reproche, c’est qu’aujourd’hui, il n’y a qu’une seule chaloupe qui fait la navette (Coumba Castel). Et c’est un vieux bateau », ajoute Ndoffene, indiquant comme autre crainte principale le risque de naufrage de cette chaloupe qui ne date pas d’hier. Business temporaire, la location de tentes n’a lieu que pendant les trois mois de vacances. Passée cette période, c’est la traversée du désert économique pour les jeunes de l’île. En évoquant les difficultés auxquelles font face les Goréens, la chaloupe revient sur toutes les lèvres. Outre la maison des esclaves, le mont Castel est un endroit incontournable pour tous les visiteurs de l’île. Pour y accéder, il faut d’abord traverser l’allée de baobabs sur laquelle des artistes peintres et des vendeurs d’objets d’art exposent leurs produits. 
 
Ce lieu est surtout reconnu pour ses imposants canons. Juste en dessous de cette ancienne infrastructure de défense du temps colonial se trouve Modou Mballo, artiste peintre. L’homme a élu domicile dans ce bunker en état de détérioration. Il se prononce sans langue de bois sur cette desserte Dakar-Gorée : « Je pense que la liaison maritime entre Gorée et Dakar était destinée à permettre aux citoyens sénégalais qui vivent à Gorée de pouvoir se déplacer. Aujourd’hui, c’est une liaison commerciale où on a oublié la population. Parce que l’embarcadère a pris le dessus sur le Goréen à cause du commerce. Et cela a un impact sur leur mode de vie et surtout leurs déplacements ». Il explique que ce mouvement d’humeur est l’expression d’un ras-le-bol des Goréens qui se sentiraient marginalisés par cette liaison « depuis plus de 60 ans ».
 
La liaison maritime de la discorde
 
Après avoir monté les escaliers, on accède au mémorial de Gorée du Castel. Non loin de là, un atelier de fortune est érigé. L’intérieur est orné de tableaux de sable. Le maître des lieux, Baye Souleye Ly, assis sur un fauteuil, conte le calvaire de la traversée des habitants de l’île : « Le Goréen est stressé car à chaque fois, il a dans sa tête les horaires du bateau. Tu dois prendre le bateau à 12h30, tu arrives sur le quai à 12h15, on te dit que le bateau est parti parce qu’il a atteint le nombre de passagers maximum ».
 
Comme évoqué plus haut par les jeunes, la situation de la chaloupe n’est pas une revendication nouvelle. La liaison maritime Dakar-Gorée possède trois chaloupes et seule l’une d’entre elles est opérationnelle (Coumba Castel). Les deux autres navires, Beer et Boubacar Joseph Ndiaye, sont à quai et voient leur doyenne effectuer des allers-retours entre les deux terres. « Ces trois bateaux sont des carcasses. Il serait préférable d’avoir trois bateaux en bon état que l’on utiliserait à tour de rôle. Au lieu de ça, on a juste un seul bateau qui tombe souvent en panne », lance, en colère, Modou Mballo. Pourtant, la chaloupe qui porte le nom du célèbre conservateur de la maison des esclaves a été acquise récemment. Mise à flot pendant quelques mois, son activité a cessé avec les changements opérés au Port Autonome de Dakar suite à l’avènement du cinquième président de la République du Sénégal. Djibril Seck, conseiller municipal à Gorée, déclare à ce sujet : « Après des discussions avec le DG du Port qui était venu récemment, il nous a confié qu’ils faisaient des enquêtes et qu’ils attendaient que les techniciens finalisent tout avant de statuer. Donc, on attend toujours et on ne sait pas quand ça va se régler ». Outre le fait d’emmener des touristes, la chaloupe est le seul moyen de ravitaillement de l’île qui dispose d’un petit marché à légumes, situé sur la place centrale, approvisionné et géré par des Dakaroises. L’autre solution est de se rendre à la capitale sénégalaise pour y faire ses courses soi-même. « Tous les matins, on va aux marchés de Dakar. Soit à Sandaga, Kermel ou bien vers la rue Raffenel. On s’approvisionne et on revient par la chaloupe de 10 heures pour aller faire la cuisine », informe Djibril Seck, qui est aussi propriétaire du restaurant Chez Tonton.
 
Les habitants de Gorée ont quelques avantages lors de la traversée. Là où les nationaux dépensent 1 500 francs pour une traversée aller-retour, les résidents africains 2 700 francs et les non-résidents africains 5 200 francs, les Goréens disposent d’un abonnement pour lequel ils ne déboursent que 600 francs CFA par mois pour les adultes et 300 francs pour les enfants.
 
Le poids des taxes des boutiquiers et la hausse des prix pour les résidents
 
Quant à l’acheminement des denrées vers l’île, c’est une autre paire de manches. Pour l’approvisionnement à usage commercial, les épiciers de l’île doivent, au préalable, acheter des tickets bagages avant d’embarquer sur la chaloupe. Une mesure critiquée par certains Goréens qui se voient, parfois, dans l’obligation de payer ces tickets pour la traversée des emplettes de leurs maisons. Boutiquier détaillant et conseiller municipal, Adama Sall évoque les complications qu’il rencontre lors du ravitaillement de son épicerie : « Les difficultés qu’on a, c’est au niveau de la LMDG, surtout avec les bagages. Les taxes sont un peu compliquées, parfois c’est mal évalué. Parfois aussi, on a des soucis au niveau des horaires et s’il y a beaucoup de monde, on est obligé d’attendre parce qu’on nous dit qu’il y a beaucoup de monde donc tout le monde ne peut pas partir. Il y a un problème de communication aussi parce que parfois on voit des règles qui viennent comme ça et on n’a pas la communication au préalable ». 
 
Le vendeur détaillant ajoute que les taxes qu’ils déboursent peuvent varier en fonction du contrôleur. « Par exemple, le grand pack de boisson, on le paye à 15 francs, parfois, ils nous disent 30 francs. Le sac de riz de 50 kilos est taxé au même prix que le sac d’oignons de 25 kilos, donc c’est un peu différent. Le courant passe entre nous, mais parfois, c’est un peu compliqué », dit-il. Et, logiquement, ces dépenses additionnelles se répercutent sur les prix, provoquant ainsi une légère hausse de plusieurs produits par rapport à Dakar. « Le pack de 10 litres d’eau, on n’a pas de grossiste à Gorée. On a des grossistes pour les packs de 6, les 1,5 litres là. Donc les packs de 6, on les prend à Dakar à 1 500 ou 1 450 francs et là, à Gorée, on les vend à 2 000 francs. Nous, on vend la bouteille de 10 litres par exemple à 1 200. Parce qu’on la prend à Dakar à 900 francs. Tu as un triple transport parce que tu as le transport du chariot, du marché à l’embarcadère. Au niveau de la chaloupe, il y a un transport. Et au niveau de l’île aussi, il y a un transport vers le lieu de vente si tu n’as pas les moyens », explique-t-il en indiquant qu’il s’efforce de ne pas exagérer compte tenu de la situation financière délicate de la clientèle résidente.
 
 
Un appel à l’État pour briser le monopole du transport maritime
 
Consciente de ce calvaire, la municipalité de Gorée s’investit pour trouver une solution durable. Djibril Seck, restaurateur et membre du conseil municipal, estime que tous ces maux sont causés par le manque de concurrence dans la liaison maritime Dakar-Gorée. « C’est ce monopole-là que l’État doit casser et ouvrir cette liaison aux privés, et revoir la convention qui date de 1973. Et faire un cahier des charges où tous les privés qui peuvent remplir ce cahier de charges pourraient donc exercer. Récemment, à la mairie de Gorée, on a fait une délibération pour trouver des partenaires pour avoir notre propre chaloupe ». La prospérité économique de Gorée en jeu, la population est dans l’attente urgente de solutions. Les jeunes invitent le gouvernement, particulièrement le chef de l’État et le Premier ministre, à effectuer une visite à Gorée afin de constater de visu les maux de l’île mémoire.

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