ANALYSE. Les erreurs commises face aux talibans ont-elles été rééditées face aux djihadistes en Afrique ? Éléments de réponse avec Seidik Abba, spécialiste du Sahel.
Dans les années 2009-2010, on pensait que les pays du Sahel, Mali, en tête, avaient trouvé un chemin démocratique vers le développement économique. Mais les groupes djihadistes qui ont envahi le nord du Mali, au printemps 2012, ont tragiquement fait apparaître la profonde fragilité de cet État et, par contagion, de ses voisins. Dix ans après le lancement de l’intervention de l’armée française et l’opération Serval saluée comme un succès militaire et politique, la situation n’a jamais cessé de se détériorer au Sahel. Dans son livre enquête Mali-Sahel, notre Afghanistan à nous ? (Impact Éditions, 147 pages, 15 euros) le journaliste et spécialiste du Sahel Seidik Abba dresse une analogie instructive avec l’Afghanistan. En effet, de l’avis de nombreux experts, le prisme sécuritaire ne peut plus être le seul qui soit pertinent pour comprendre la dégradation de la situation de la région depuis dix ans. Pour Seidick Abba, la réponse militaire ne saurait être le substitut à des réponses politiques, économiques, sociales nécessaires pour sortir d’une crise profonde. D’autant plus que, en face, certains groupes djihadistes ont opéré leur mue, en créant des ennemis de l’intérieur, une donne qui complexifie l’équation terroriste. Pour mieux partager combien il convient de tenir compte des mutations opérées sur le terrain, Seidik Abba a accepté de répondre aux questions du Point Afrique.
Le Point Afrique : Quels éléments concrets vous ont amenés à affirmer que le Mali et le Sahel peuvent être à la France ce qu’a été l’Afghanistan aux États-Unis ?
Seidik Abba : Plusieurs observateurs contestent cette analogie compte tenu des différences culturelles, historiques et géographiques. Cependant, j’ai relevé de grandes similitudes. En Afghanistan comme au Sahel, les objectifs fixés au départ n’ont pas été atteints. Côté américain, en 2001, les États-Unis étaient décidés à chasser les talibans du pouvoir et empêcher que le pays ne devienne un sanctuaire pour les djihadistes. Vingt ans après, c’est un échec. Lorsque les Américains quittent l’Afghanistan en août 2021, les talibans sont revenus au pouvoir et le pays est toujours un fief des terroristes, puisque le chef d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, a été tué à Kaboul en juillet 2022.
Côté français, si l’opération Serval lancée en janvier 2013 par François Hollande est analysée comme un succès militaire et politique, Barkhane qui prend le relais, en 2014, avec, cette fois-ci, pour ambition d’éradiquer le terrorisme au Sahel, est un échec. La menace terroriste a gagné du terrain et s’est exportée au Burkina Faso et au Niger principalement. Mais les pays du golfe de Guinée, la Côte d’Ivoire, le Bénin ou le Togo, sont aussi menacés.
Un autre élément de comparaison et non des moindres, c’est le fait que les talibans afghans ont toujours eu un agenda local. Leur ambition était vraiment de reconquérir l’Afghanistan. Ils n’ont jamais eu pour stratégie d’envoyer des combattants attaquer la France, l’Allemagne ou encore l’Angleterre sur le modèle de l’État islamique. L’agenda international ne les intéressait pas.
Il se passe la même chose au Sahel où les groupes djihadistes ont leur agenda local. Ce n’est pas pour rien que lorsque les États-Unis ont décidé de quitter l’Afghanistan, le groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), de Iyad Ag Ghali, a publié un communiqué de félicitation à l’endroit des talibans, des « frères » qui ont vaincu la plus grande armée du monde. Ce départ les a galvanisés.
On peut aussi dresser un rapprochement entre l’Afghanistan et le Sahel sur la question de l’aide internationale. La communauté internationale a déversé des sommes astronomiques d’aide internationale à l’endroit de Kaboul, sans résultat.
Au Sahel aussi, l’aide n’a pas été efficace du tout. Au Mali, par exemple sous IBK, entre 2012 et 2017, environ 1 milliard d’euros d’aide publique a été détourné d’après une étude canadienne. Au Niger, il y a eu le scandale du ministère de la Défense. Dans tous les pays du Sahel, la situation sécuritaire a créé des niches qui ont favorisé les détournements de l’aide publique. Il n’y a pas eu de synergie entre les intervenants. Au bout de dix ans, l’impression qui domine est que rien n’a été fait.
Ce sont autant d’éléments de convergences entre les talibans et les groupes terroristes du Sahel – hors l’État islamique – qui me font dire que nous avons affaire à des talibans sahéliens.
Comment expliquez-vous, aujourd’hui, les rivalités qui explosent au grand jour entre les groupes terroristes au Sahel et qui font des populations les premières victimes du terrorisme à la grande différence de l’Afghanistan ?
En Afghanistan, il n’y a que les talibans, bien que l’État islamique n’hésite plus à lancer des attaques. C’est un changement qui est intéressant à observer parce que la rivalité est très forte au Sahel, où deux grandes enseignes se déchirent. D’abord, le groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, créé en 2017 par la fusion de plusieurs factions, dont Ansar Dine de Ghali, Ansarul Islam, Al-Mourabitoune de feu Mokhtar Belmokhtar, katiba Serma, katiba Macina d’Amadoun Koufa et Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), sous l’étendard de Iyad Ag Ghali, chef touareg du Mali.
En face, nous avons le grand rival, qui est l’État islamique au grand Sahara (l’EIGS). Ce dernier s’est infiltré en Afrique après la désintégration de la Libye. Ensuite, il a renforcé son empreinte sahélienne et est désormais présent dans la zone des trois frontières, entre Mali, Niger, et Burkina Faso.
Au début, ces groupes se sont organisés avec une répartition territoriale précise. C’était la seule partie du monde où il y avait un accord tacite entre deux grandes organisations terroristes.
Une récente vidéo du chef djihadiste Iyad Ag Ghali confirme qu’Al-Qaïda s’étend au sud du Mali. Comment faut-il analyser cette apparition ? Quelle importance prend-elle dans le contexte de cette guerre ouverte entre les deux groupes terroristes ?
Iyad Ag Ghali n’était pas apparu publiquement depuis la libération de l’otage français, Sophie Pétronin, et de l’otage malien, Soumaïla Cissé. Il veut démontrer qu’il peut aller où il veut, et se mouvoir plus facilement avec le départ des militaires français, dont il était la cible numéro un. Il y a également chez lui une volonté de marquer son statut de protecteur des populations civiles, notamment des communautés touarègues et de leur territoire face à l’EI, qui a lancé une offensive sur le terrain en mars dernier.
Mais cette apparition publique de Iyad Ag Ghali, entouré de notables de la région de Ménaka lui prêtant allégeance, entre également dans le cadre d’une accélération de l’endogénéisation en cours au sein des groupes terroristes présents au Sahel. C’est-à-dire que ce sont les Sahéliens, eux-mêmes, qui prennent le leadership. Et Iyad Ag Ghali a été choisi dans ce but avec Amadoun Koufa comme numéro deux. Sur ce point aussi, le GSIM se distingue de son grand ennemi, l’EI, dont la plupart des dirigeants viennent d’autres parties du monde.
C’est certes un défi colossal pour l’État. Cependant, est-ce que cette apparition peut permettre à l’armée malienne de venir à bout de l’État islamique avec lequel il a toujours refusé de négocier ?
Cette apparition donne le sentiment que le Mali n’a pas le contrôle total du territoire, contrairement à ce qui a été avancé ces derniers mois, notamment depuis l’arrivée du partenaire russe et de Wagner. Alors qu’à Bamako on célébrait la souveraineté du Mali, à l’occasion du 62e anniversaire des Forces armées maliennes (Fama), Iyad Ag Ghali apparaissait à Ménaka, cela prouve que les djihadistes peuvent encore se déplacer sans que les autorités maliennes puissent sévir.
Paradoxalement, l’alliance des chefs locaux avec Iyad Ag Ghali vise aussi à affaiblir l’EI au Grand Sahara, et les autorités maliennes peuvent tirer profit de cette concurrence. La junte ne va pas aller jusqu’à s’affilier avec Iyad Ag Ghali pour combattre l’EI, mais, il est devenu, en quelque sorte, un allié objectif de l’État malien. Il est évident que l’affrontement fratricide entre les deux groupes les affaiblissent mutuellement, ce qui pourrait sur le long terme profiter au pouvoir.
Qu’attendent les notables de la région de Ménaka de Iyad Ag Ghali ?
C’est le besoin de protection qui a amené les chefs locaux, dont le général El Hadj Gamou, un ennemi historique de Ghali au sein de la communauté touarègue. Il est l’un des leurs, et il semble plus à même d’assurer leur protection. Pour eux et les populations, il a plus de légitimité aussi face aux violences perpétrées par l’EI.
À quel point l’endogéneisation des groupes djihadistes complique-t-elle l’équation terroriste au Sahel ?
Depuis l’apparition du terrorisme au Sahel, les chefs de katiba et même les combattants venaient surtout du Maghreb, de l’Algérie pour certains, de la Tunisie pour d’autres, du Sahara occidental, un peu aussi de la Mauritanie. C’est par la suite que ces groupes terroristes ont décidé de recruter des locaux de la base jusqu’au commandement. On retrouve désormais des Peuls, des Songhaïs, des Touaregs, des Maliens Sarakolés, des Zarma, des Haoussas, etc.
Comment y sont-ils parvenus ?
Les terroristes ont trouvé sur place un terreau favorable, puisque les jeunes dans ces régions n’ont pas d’activité ni de perspective. Plusieurs zones subissent de plein fouet les effets du changement climatique. Il n’y a pas de développement et l’État est absent. En face, ces groupes djihadistes ont déployé d’importants moyens financiers, grâce notamment aux paiements des rançons qu’ils perçoivent et des différents trafics.
Pour résoudre l’équation, il va falloir trouver d’autres solutions que la force armée. En tout état de cause, les leçons de la faillite de l’intervention occidentale en Afghanistan doivent impérativement être prises en compte. Les gouvernements sahéliens doivent reconstruire leur appareil régalien, répondre aux besoins de développement des populations, instaurer la justice, etc.
On observe aussi que depuis le retrait de l’armée française, les groupes djihadistes n’hésitent pas à communiquer sur les exactions supposées de l’armée et de leurs supplétifs du groupe paramilitaire russe Wagner contre les civils. Est-ce que finalement « la lutte informationnelle » qui se joue entre Wagner et la France en Afrique ne risque pas de détourner des vrais problèmes sur le terrain ?
En Afrique de l’Ouest, Wagner est en train de surfer sur un contexte, qui est celui de la déception de plusieurs opinions publiques africaines à l’égard de la relation avec la France. D’après mes propres recherches sur le terrain, dans ces pays, les populations sont plutôt déçues de l’absence de résultats sur le front militaire. Dans certains villages, ils voient passer les militaires français sans voir la situation changer. Ils se sentent exclus. Dans l’opinion publique, ce mécontentement s’est transformé avec l’idée qu’avec Wagner la guerre est déjà gagnée d’avance.
Il est illusoire de croire que Wagner ou la Russie vont à eux seuls résoudre la crise sahélienne. La solution va au-delà du sécuritaire et du militaire. La réponse doit être holistique, c’est-à-dire que les gouvernements sahéliens doivent à la fois porter leurs efforts sur le militaire et le sécuritaire pour stabiliser, le développement socio-économique pour réduire le terreau du recrutement et dans le même temps assurer le retour de l’État, la bonne gouvernance, ressouder les communautés, sans oublier garantir la fin de l’impunité.
De mon point de vue, on en fait beaucoup trop de ce côté-ci sur la Russie et Wagner. Si le Burkina Faso, le Mali ou le Niger veulent nouer des partenariats bilatéraux, ils devraient pouvoir le faire. Si le choix se porte sur la Russie, pourquoi ne pas créer les conditions pour une complémentarité entre toutes les parties prenantes avec l’objectif de rétablir rapidement la sécurité pour les populations ? Ce qui pose problème, c’est la contractualisation des services de mercenariat.
Le même scénario semble se dessiner au Burkina Faso. Pensez-vous que, comme Bamako, le Ouagadougou va aller jusqu’au bout de la rupture avec la France et accueillir le groupe de miliciens russes de Wagner ou pensez-vous que, au contraire, le Burkina va rester dans une démarche plus prudente ?
Depuis son indépendance, le Burkina Faso a toujours été réticent à toute présence militaire extérieure sur son sol, cela s’explique par son histoire socio-politique. On parle du pays des « Hommes intègres », et véritablement l’héritage de Thomas Sankara perdure. Le pays est le seul à officiellement faire appel à des VDP, ces volontaires civils, qui viennent en appui aux forces de sécurité et de défense. Ce n’est qu’en 2018 qu’ont été signés les accords de coopération militaire avec la France qui ont conduit à l’installation des militaires de Sabre au camp Kamboinsin, sous la présidence de l’ancien président Roch Marc Christian Kaboré, à cause de la dégradation du contexte sécuritaire.
Après deux coups d’État, c’est une occasion en or pour le régime du capitaine Ibrahim Traoré d’affirmer sa souveraineté, notamment en matière de défense. Ainsi, il répond à une demande d’une partie de l’opinion burkinabée qui estime que la coopération avec la France ne donne pas satisfaction. Le vent de souverainisme qui souffle depuis Bamako vers les autres pays sahéliens a également changé la donne. Cependant, Ouagadougou est dans une autre démarche.
Le pouvoir me semble très prudent quant à faire venir Wagner. Au Mali, certains des officiels formés dans l’ex-URSS, étaient prêts à rompre toutes les relations bilatérales avec la France et ils se souciaient peu de leurs voisins immédiats de la Cedeao. Au Burkina Faso, la junte est très regardante sur les réactions d’un pays comme la Côte d’Ivoire, avec lequel il y a des liens historiques, économiques et sociaux très forts. La junte ne voudrait pas aussi se brouiller avec le Ghana, le président Akufo-Addo a affiché son hostilité à voir débarquer Wagner.