
La situation sécuritaire en Afrique de l’Ouest reste préoccupante, avec une progression du djihadisme dans les États côtiers d’Afrique de l’Ouest, l’affaiblissement des démocraties par les régimes militaires et une réponse sécuritaire dispersée.
Ces points sont évoqués par Fiacre Vidjingninou, docteur en sociologie politique et militaire, chercheur associé au Behanzin Institute.
Celui-ci estime que les militaires qui s’en prennent à la démocratie dans le Sahel ne font « la révolution que dans les discours » et promettent une démocratie qui ne viendra jamais. Pour lui, il faut « renvoyer les militaires dans les casernes. » Fiacre Vidjingninou est notre invité de la semaine et il est interrogé par Noël Tadegnon, notre correspondant au Togo.
Suivez l’entretien avec Fiacre Vidjingninou du Behanzin Institute
Depuis quelques années, nous assistons à une avancée progressive des groupes djihadistes vers les États côtiers de l’Afrique de l’Ouest. Que nous révèlent ces mouvements sur les faiblesses structurelles de ces nations ?
Ils nous révèlent une vérité brutale. La fragilité des États n’a jamais été seulement militaire.
Les groupes djihadistes prospèrent là où l’État est est absent, inégal, illisible pour ses citoyens. Là où l’État n’offre ni sécurité, ni perspective, ni équité, les discours radicaux trouvent bien évidemment un terrain fertile.
Pour vous il est question d’une stratégie habile, qui ne se limite plus aux zones de conflits habituelles. Comment expliquez-vous cette capacité d’adaptation des groupes djihadistes aux franges de l’État ?
Il faut comprendre qu’ils sont devenus des maîtres de la ruse périphérique. Ces groupes ont appris à opérer à la lisière des institutions. Leur force tient dans leur intelligence territoriale.
Ils observent un filtre, négocient ou punissent selon les rapports de force locaux. Ils adaptent leurs discours à chaque contexte ethnique, religieux ou économique. C’est une guerre d’usure qui se joue dans les marges, mais pas de manière frontale. Ils ne cherchent plus à conquérir des capitales, mais à délégitimer les pouvoirs en place, village après village, parcelle après parcelle.
Les dispositifs sécuritaires tels que les patrouilles légères à moto ou les infiltrations dans le parc naturel W ou le parc Panjari… est-ce que cela traduit un échec du modèle de défense traditionnel ?
Au-delà du modèle de défense, c’est un échec de paradigme de sécurité hérité des indépendances des forces armées centralisées entraînées pour des conflits interétatiques se trouve désarmées au sens stratégique face à des combattants mobiles, peu identifiables, portés par une idéologie qui précède le combat.
Quand un groupe peut frapper dans un parc classé, s’éclipser par une frontière poreuse, puis revenir avec l’appui tactique des populations locales abandonnées, ce n’est pas une guerre classique, c’est une contestation territoriale rampante qui exige une redéfinition de la doctrine sécuritaire.
Et on remarque tout cela dans un contexte où on note une division des réponses régionales. Quelles sont les répercussions de cette fragmentation sur le terrain ?
L’absence d’une architecture sécuritaire cohérente a transformé les frontières en passoires logistiques.
Pendant que le Bénin peine à sécuriser son flanc nord, le Burkina voisin immédiat a déserté toute coopération avec la Cédéao. La fin du G5 Sahel et la création de l’AES actent cette dislocation. Résultat : les groupes armés exploitent les angles morts, se replient dans les États refuges, négocient localement, puis reprennent leur expansion.
La sécurité ne se gagne pas à moitié. L’absence d’un front commun condamne chaque État à une guerre défensive isolée, donc vulnérable.
Cette situation d’insécurité coïncide avec la prolifération de régimes militaires. Peut-on dire que la lutte contre le terrorisme, le djihadisme, sert parfois de prétexte à la mise en veille de la démocratie?
C’est plus qu’un prétexte. Elle est devenue un écran de fumée, malheureusement. Sous couvert d’urgence sécuritaire, les juntes justifient tout : répression, suspension de partis, musellement des médias, tribunaux militaires pour civils.
La menace est réelle, mais l’instrumentalisation politique est cynique.
Ce qui se joue, ce n’est pas seulement une militarisation de la lutte antiterroriste, mais une militarisation du pouvoir tout court.
Il faut le souligner, l’ennemi désigné légitime la concentration de toutes les prérogatives. Et l’état d’exception devient la norme, la démocratie, elle, est reléguée à demain.
Mais demain, malheureusement, n’arrivera jamais.
Pourquoi parlez-vous de « stérile vent de parole sur lequel est orchestrée une stratégie froide, insidieuse, calculée pour étouffer le pluralisme » ?
Derrière ces discours de rupture, d’honneur retrouvé, de souveraineté retrouvée, se cache une mécanique bien huilée de confiscation du débat public.
Les régimes militaires avancent masqués, ils promettent une transition mais vident l’espace politique de toute respiration.
On ferme les partiss, on bâillonne la presse, on exile les voix discordantes.
Le peuple devient spectateur d’une révolution qui ne se fait que dans les discours en réalité.
Pour faire face à la situation qui prévaut actuellement, il faut repolitiser la sécurité, disons, et renvoyer les militaires dans les casernes, ce que j’ai appelé dans ma thèse la « professionnalisation des armées ».
Redonner aussi un sens et une voix au territoire, il faut bâtir des politiques publiques ancrées dans le réel local, renforcer les institutions démocratiques au lieu de les contourner.
Le djihadisme ne sera pas vaincu par la seule force ; il faut lui opposer une justice sociale, une gouvernance visible et des services de base qui parlent aux populations.
Source: https://www.dw.com/fr/interview-fiacre-vidjingninou-behanzin-institute-lutte-contre-terrorisme-militarisation-afrique/audio-72783483