Billet d’humeur : La justice malienne à la croisée des chemins

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Entre la réunion provoquée de la session spéciale de la Cour d’assises de Bamako [1] qui se réunira, pour juger, et probablement condamner, les mercenaires ivoiriens d’hier, devenus militaires et ivoiriens aujourd’hui. Sans doute qu’une grâce interviendra par la suite et cela semble justifier l’accord conclu ; la saisine de la Cour constitutionnelle, passage obligé pour promulguer une loi organique visant à modifier l’âge de la retraite des membres de la Cour suprême, désormais installés, non plus dans une fonction, mais « nommés » dans le cadre d’un « mandat » de super juges, les autorités maliennes de la transition, auparavant déterminées à refonder l’État (nouveau) et rétablir l’État de droit, sous le coup de la « realpolitik », agissent comme d’autres… ni plus ni moins et dans la « combinazione ».

Comme tous les gouvernants présents et passés, il leur arrive de faire des galipettes eux aussi, de violer la loi et d’ignorer les principes… à l’insu du peuple, puisqu’ils disent souvent le contraire de ce qu’ils font et ne font plus rien comme ils le disent ou pas toujours ! Quarante-neuf, puis quarante-six citoyens, militaires, ivoiriens et nommés comme tels, sauf ceux-là qui les ont appelés « mercenaires », sont à l’origine du courroux de l’État du Mali, dans sa guéguerre contre la Côte d’Ivoire et son chef, le président Alassane Dramane OUATTARA. Celui-ci est soupçonné, aux yeux des Maliens au pouvoir, d’être le principal chef de l’État de la CEDEAO, à la manœuvre et à la commandite, pour prendre et faire prendre contre le Mali et sa junte les pires sanctions de l’histoire. Celles-ci ont été jugées à la fois « illégales », « illégitimes » et « inhumaines » [2]. Et les plus révoltés contre ces sanctions ne se sont pas gênés pour voir, là aussi, la main invisible d’une France à leurs yeux détestée et détestable. Des individus non identifiés, arrivés en tenue militaire et munis d’armes et de munitions, ont atterri à l’aéroport international Modibo KEÏTA Bamako-Sénou. Ils ont été interrogés dès le passage à la frontière. Suspectés, ils ont été immédiatement arrêtés et interrogés à nouveau. Ils se sont présentés comme étant en « service » dans les contingents des Nations-Unies, présents au Mali pour le compte de la Côte d’Ivoire. Dans le doute, ils ont été arrêtés et gardés au Mali. Par finir, l’État du Mali, dans le tumulte et le désarroi, en a fait son cheval de bataille. Il en a profité pour véritablement régler et/ou solder ses comptes de l’époque de l’embargo, un triste souvenir.

On a dit de ces individus qu’ils étaient malfaisants et qu’ils avaient l’intention de s’en prendre au Mali et à son régime de transition, ainsi qu’à ses autorités, dans le dessein cynique de « briser la dynamique de la Refondation et de la sécurisation du Mali ». L’attentat sordide qu’ils avaient projeté a été déjoué, grâce au « professionnalisme des Forces de défense et de sécurité maliennes ». Suivant un communiqué du parquet près le tribunal de grande instance en Commune VI du District de Bamako, les militaires ivoiriens, mercenaires, ont été inculpés et placés sous mandat de dépôt. Les faits qui leur sont reprochés sont extrêmement graves : « crimes d’association de malfaiteurs, d’attentat et complot contre le gouvernement, d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État, de détention, port et transport d’armes de guerre et de complicité de ces crimes ». Les infractions étaient suffisamment graves et caractérisées pour que rien, et absolument rien d’autre que la justice ne puisse se saisir de cette affaire. Elle a été invitée à entrer en scène et elle est entrée en scène, avec ses mots, ses méthodes, ses hommes et ses manières de faire. Or, la justice est le pire remède à ce genre d’affaires, qui débutent à grands coups d’éclat pour se tasser comme si rien ne s’était passé.

La diplomatie, que l’on a tuée au départ pour laisser place à l’invective et aux diatribes byzantines, est celle qui intervient pour clore l’incident. Elle est en définitive l’instrument idéal et le plus adapté pour mettre un terme à la « guéguerre ». Elle est intervenue et a pris le pas sur la justice. Par finir, c’est le politico-militaire qui intervient pour dicter à la justice ce qu’il y a lieu de faire. Le dossier est envoyé en instruction, par-devant « la justice militaire ». L’affaire est « enrôlée » et renvoyée « à un jugement spécial », « sans audience publique ». Sans aucun doute, la diplomatie aura été plus efficace, dans cette affaire, que la justice. Sans doute s’est-on enfin rendu compte du poids politique, mais aussi économique, d’un voisin dont on avait sous-estimé la capacité de nuisance à tout va. Sans doute que l’ultimatum de la prise de sanctions par la CEDEAO, que l’on ne cesse pourtant de clouer tous les jours au pilori, y a été pour quelque chose. Sans doute devrait-on regarder, non plus seulement le nombril, mais les intérêts du Mali et des Maliens. Sans doute qu’en matière de gouvernance, il faut s’éloigner du populisme et avancer vers le réalisme. Sans doute que ce pays a besoin en ce moment de plus de calme et de sérénité pour que les gens vivent. Sans doute que la justice et ses acteurs devraient reprendre la main en prenant conscience que son instrumentalisation, ici et ailleurs, est plus nocive que tout à l’État de droit. Sans doute qu’est advenu le temps de regarder, de se regarder, de nous regarder et de nous dire les choses comme il se doit. Sans doute qu’il faut se rendre compte que ce pays est nôtre. Sans doute qu’il faut se dire que tous, autant que l’on soit, comptent dans ce pays et que tous se valent dans ce pays et pour ce pays. Sans doute que nous sommes tous des fils et des filles de ce pays, chacun dans sa laideur et sa beauté, tous avec nos intelligences, nos limites et nos lacunes absolues. C’est tout cela et tous ceux-là qui font un pays.

Cessons ! Arrêtons ! Résignons-nous ! En fin de compte, que dois-je retenir de l’attitude des autorités de la transition ? J’avais fait partie de leurs milliers de soutiens de jadis, comme ils aiment se le dire et apprécient d’entendre se le conter, très souvent, pour justifier d’une légitimité à la fois inégalée et jamais érodée. Ils ont dit tant de mal de ces militaires ivoiriens, tant de mal de la Côte d’Ivoire, tant de mal de la CEDEAO et de ses dirigeants, vendus à la France et à Macron, tous déterminés et en totale collusion pour déstabiliser une transition et ses dirigeants… Ces dirigeants de la transition malienne appuient aujourd’hui, et fortement, la démarche ivoirienne de récupération de leurs militaires, mercenaires hier. Ceux-ci comparaîtront dans un « procès-spectacle », tout monté, juste pour obtenir des tickets Bamako-Abidjan, pour le bonheur et la liberté des voyous d’hier, pour aller fêter le nouvel an chez eux, puisqu’ils auront passé Noël au « gnouf ». Mercenaires et étrangers hier, ils seront froqués du statut de militaires et ivoiriens, ils partiront de Bamako en bagnards, arriveront demain en héros à Abidjan. Les mercenaires seront néanmoins et malgré tout jugés par-devant la Cour d’assises spécialement réunie. Ils seront condamnés à vingt ans de réclusion criminelle et deux millions de F.CFA d’amendes pour les quarante-six (46) militaires encore détenus et, à la peine de mort, par contumace, pour les trois (3) militaires ayant auparavant bénéficié d’une liberté provisoire. Pas d’inquiétudes cependant pour eux puisqu’il y a un « deal ». Les condamnés pourraient probablement être graciés ce 31 décembre 2022, dans un élan de mansuétude, doublée de magnanimité, à l’occasion de sa prise de parole, le  chef de l’État du Mali, lors de la présentation des vœux pourrait les gracier. Le tour sera joué ! La justice aura servi à ça au moins, pour régler des comptes et lesquels comptes !

Et si c’était tout ce qu’il fallait dire ou retenir au sujet de la justice au Mali, en régime de transition ? Non ! Il y a à dire et à redire au sujet de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle sous le N° 2022-03, le 27 décembre 2022. Saisie par le gouvernement de transition de l’examen d’une loi organique, concernant entre autres la retraite des magistrats de la Cour suprême que l’exécutif souhaite « entorser », pour des motivations largement contestables. Les syndicats de magistrats se sont ligués contre, sans grande réussite. On attend encore leurs réactions et celles d’indignation des hommes de droit et de justice, qui sont encore épris de paix et de respect de la légalité. Le principe est que le statut des magistrats fixe l’âge de leur départ à la retraite à soixante-cinq (65) ans. Le gouvernement, par une curieuse démarche, a entrepris d’y déroger, notamment pour ce qui concerne, non pas tous les magistrats, mais exclusivement ceux qui sont en fonction à la Cour suprême, la plus haute juridiction malienne. La situation de ces magistrats est régie par une loi organique [3], en application des dispositions constitutionnelles[4]. En tant que loi organique, le processus législatif la concernant la soumet à  l’appréciation de la Cour constitutionnelle, pour lui assurer une conformité à la Constitution. Comme toutes les lois organiques, son contenu est examiné non seulement à la lumière des textes de la Constitution, tant que celles-ci ne dérogent pas négativement à la Charte de la transition, y compris révisée, mais aussi, à l’aune des principes généraux du droit, du bloc de constitutionnalité et de la jurisprudence éventuelle de la Cour constitutionnelle. Les circonstances de la saisine de la Cour constitutionnelle sont les suivantes :

  • La loi qui régit la situation des magistrats de la Cour suprême prévoit, entre autres causes de cessation de leurs fonctions, la retraite;
  • L’âge de cette retraite est fixé pour les magistrats à soixante-cinq (65) ans révolus, c’est aussi le cas, d’ailleurs, pour les fonctionnaires en général, tous ceux qui sont des cadres de la catégorie A de la fonction publique ;
  • Le gouvernement a entrepris de modifier cette loi, notamment son article 8, non pas au profit de tous les magistrats, mais exclusivement pour ceux qui sont membres de la Cour suprême. Il justifie sa démarche en indiquant que la Cour suprême est la plus haute juridiction qui incarne « le pouvoir judiciaire », en omettant d’ailleurs de mentionner sur ce plan, au nombre des autres juridictions, les Cours et Tribunaux [5].
  • La modification du texte de l’article 8 visait à extraire le critère de l’âge de la retraite comme cause de cessation des fonctions des membres de la Cour suprême. Pour le gouvernement, les membres de la Cour suprême échapperaient à la retraite à soixante-cinq (65) ans et pourraient être maintenus en fonction au-delà, la fonction de juge s’effaçant au profit du « mandat » de juge.

Dans son arrêt aux allures d’arrêt de principe, la Cour constitutionnelle n’y est pas allée de main morte. Elle a rappelé au gouvernement la réalité des principes juridiques de base qui sont à observer en définitive en matière de prise d’actes de gouvernement. Ils sont les suivants :

  • Contrairement au motif avancé par le gouvernement, la Cour constitutionnelle lui rappelle que tous les membres de la Cour suprême ne sont pas des magistrats professionnels. Elle cite notamment le cas des membres de la Section des comptes, qui proviennent de tous les corps de métier de l’administration publique. En tant que membres de la Cour suprême, en fonction à la Section des comptes, ceux-là sont en position de détachement. Malgré ce statut et cette qualité, ils restent et demeurent néanmoins régis par leurs propres statuts initiaux, et nulle dérogation de la loi ne pourrait leur permettre d’y échapper.
  • La Cour constitutionnelle rappelle également que le statut de la fonction publique prévoit que la cessation des fonctions est acquise, entre autres, par la retraite et que nul ne peut y déroger et/ou y échapper.
  • La Cour constitutionnelle rappelle de manière presque comminatoire au gouvernement qu’il ne saurait emprunter une quelconque voie détournée, comme le « mandat » [6] de juge en lieu et place de la « fonction » de juge, pour contourner des règles pourtant impératives qui fixent précisément les modalités de cessation des fonctions de juge par la retraite.
  • La Cour constitutionnelle déclare « absolument impossible » le contournement de la loi opéré par le gouvernement, faisant notamment fi des « restrictions statutaires » qui doivent être les seules références législatives, pour envisager la cessation ou le prolongement de la « fonction » de magistrat, qui est loin d’être un « mandat » [7], y compris pour les magistrats de la Cour suprême.

L’examen de la Cour constitutionnelle, sur le plan de la démarche adoptée, n’est pas sans reproches. En effet, la juridiction constitutionnelle s’est volontairement abstenue de procéder à un examen complet et plus en profondeur de la loi, ce qui est un véritable déni. Elle s’est contentée d’un contrôle qualité de la loi sur le plan de la légistique pour censurer en raison de ce que la loi organique empiétait le domaine de la loi ordinaire. Certes, mais pas que ! La seule saisine de la juridiction constitutionnelle entraîne la dévolution de la plénitude de l’examen de la loi organique, ce, sous tous les angles et travers. Par exemple, cette loi pouvait être examinée sous l’angle de la rupture de l’égalité de tous devant la loi. Le principe d’égalité a d’ailleurs régulièrement été invoqué par-devant les juridictions constitutionnelles, se décline sous de multiples acceptions. Il est depuis quelque temps déjà, une norme de référence bien évidemment pour les juridictions constitutionnelles, mais aussi administratives et judiciaires, aussi bien en Europe qu’en Afrique. L’égalité consacrée par les Conventions et traités internationaux est une égalité de droit qui, comme le rappelle la doctrine « exige que toutes les personnes placées dans des situations identiques soient soumises au même régime juridique, soient traitées de la même façon, sans privilège et sans discrimination ».

En application d’une telle conception qui est dominante en droit, il n’est pas admissible qu’au milieu des dizaines de magistrats de la Cour suprême, seuls le Président et le Procureur général peuvent rester en fonction, au-delà de soixante-cinq (65) ans en raison du « mandat » « fonction » qui sera les leurs d’une part et, en raison de la stabilité bénéfique de leur présence. La Cour constitutionnelle ne peut pas méconnaitre la règle de la plénitude juridictionnelle puisqu’elle l’a déjà rappelé dans son arrêt [8]. Cet arrêt a eu un retentissement extrêmement profond dans tout le Mali, dans la classe politique malienne de l’époque et dans les pays africains qui construisent un État de droit. La Cour constitutionnelle proclame que, saisie sur le fondement de l’article 88 alinéa 2 de la Constitution en vue d’examiner certains articles contestés de la loi électorale, « elle se reconnaît le droit d’examiner l’ensemble des articles de la loi attaquée ». La saisine des députés concernait quelques griefs contre la loi. La Cour a cependant censuré vingt-quatre dispositions d’une loi comportant au total 190 articles.

C’est bien en application du principe de l’égalité de tous devant la loi que la loi portant nouveau projet de code électoral a été censurée par la Cour constitutionnelle. Ce texte prévoyait un scrutin mixte, majoritaire à un tour dans les circonscriptions qui ont un à trois sièges à pourvoir et proportionnel à la plus forte moyenne dans les circonscriptions de 4 sièges de députés ou plus. C’est parce que la Cour constitutionnelle a failli à cette mission de contrôler la pleine et entière constitutionnalité de la loi, qui lui incombait pourtant, qu’elle a, sans doute et  volontairement ouvert la brèche ayant permis au gouvernement, de reprendre la balle au bond et de s’avancer plus en avant dans la violation. Il était loisible également à la Cour constitutionnelle, pour la première fois et, par sa saisine qui lui en donnait l’opportunité, de faire le constat de la contrariété flagrante et nuisible qui résulte de la lecture des dispositions des articles 5[9] et 8 de la Loi N° 2016-046 du 23 septembre 2016 portant loi organique fixant l’organisation, les règles de fonctionnement de la Cour suprême et la procédure suivie devant elle. Dans la pratique, il est arrivé que les dispositions de l’article 8 aient toujours pris le pas sur celle de l’article 5. Or, a priori, ce n’est pas tant la qualité de Président ou de Procureur général de la Cour suprême qui est déterminante pour la cessation de leurs fonctions, que leur qualité de membres de cette Cour. C’est au regard de leurs qualités de membres qu’ils sont nommés pour un mandat de cinq ans. Et c’est également sur cette base que leur âge de la retraite peut être prorogé au-delà de soixante-cinq (65) ans et dans la limite du « mandat de cinq ans ». Or, il s’est trouvé des magistrats qui ont été nommés la dernière année de leur soixante-cinquième année et qui sont partis à la retraite à soixante-cinq ans révolus, sans jamais pouvoir invoquer le bénéfice des dispositions de l’article 8 de la loi.

En l’état actuel de la loi et sur la foi de la pratique, le texte de l’article 5 de la loi paraît désuet. Le législateur a prévu d’aligner la Cour suprême sur d’autre institution juridictionnelle comme la Cour constitutionnelle elle-même, mais sans jamais que la pratique pour ce qui concerne la Cour suprême ne suive véritablement. Voilà une autre distorsion que la saisine du gouvernement constituait une opportunité pour la Cour constitutionnelle, de régler la discorde [10] et faire évoluer la loi pour l’aligner sur les standards. Dès le jour de la publication de cet arrêt-sanction en apparence de la Cour constitutionnelle, le gouvernement, contre toute attente, s’est empressé, le même jour, de faire adopter un projet d’ordonnance modifiant la Loi n°02-054 du 16 décembre 2002, modifiée, portant statut de la Magistrature. En support de sa démarche, le gouvernement invoque les dispositions de l’article 81 de la Constitution pour rappeler que le pouvoir judiciaire est indépendant des pouvoirs exécutifs et législatif. Il rappelle que cette indépendance s’exerce par la Cour Suprême et les autres Cours et tribunaux. Il ajoute que la Cour suprême est la plus haute juridiction de l’État en matière judiciaire, administrative, et des comptes.

Revenant sur la cessation définitive de la fonction de membre de la Cour Suprême, qui entrainerait la perte de la qualité de membres, le gouvernement rappelle que cette situation résulte, entre autres, de l’admission à la retraite par la limite d’âge. La limite d’âge pour les magistrats étant fixée à soixante-cinq (65) ans, conformément aux dispositions de l’article 101 de la loi du 16 décembre 2002 portant statut de la magistrature. Le gouvernement fait maladroitement allusion aux « attributions » du seul Président et Procureur général de la Cour Suprême, en ce que ces deux magistrats, au milieu de plusieurs autres, sont les seuls à contribuer « à la stabilité et à la pérennité de la gouvernance de l’Institution ». L’objet de la prise d’acte de gouvernement, en forme d’Ordonnance, ne se justifiant du point de vue du gouvernement, que pour maintenir « en fonction… ces deux hauts magistrats au-delà de la limite d’âge de 65 ans ». Ceci « s’avère une nécessité » aux yeux du gouvernement. « Le projet d’ordonnance adopté proroge » ainsi « de 3 ans l’âge de départ à la retraite des magistrats occupant les fonctions de Président et de Procureur général de la Cour Suprême ». Pour le gouvernement, « cette prorogation permettra d’assurer la relève et servira de tremplin pour imprimer une dynamique cohérente à la jurisprudence de la Cour Suprême à travers l’expérience des magistrats concernés ». La loi n’est plus la règle générale et impersonnelle, elle est au service d’un intérêt particulier à satisfaire. À voir la détermination et la façon d’insister du gouvernement pour, d’une part, juger les mercenaires ivoiriens qu’il faut sauver par tous les moyens, et ce avant le 1er janvier 2023, ultimatum annonçant les sanctions contre le Mali, et l’allure avec laquelle est adoptée l’Ordonnance de modification de l’âge de la retraite des magistrats de la Cour suprême, au seul profit du Président et du Procureur général de cette haute juridiction, on comprend jusqu’où la refondation de l’État et la restauration de l’État de droit sont en marche au Mali. Sans doute, le rappel de cet objectif combien noble de se sortir de ce Mali « ancien », « pourri », « immoral » et « amoral » est-il nécessaire, mais il reste tout aussi clair que cet objectif se poursuivra de toutes les mille autres manières, sauf par le droit, avec la loi et à l’aide de la justice.

Avons-nous pris l’option de l’État de non-droit en lieu et place de l’État de droit dans notre pays ?

Sans doute oui puisque la Cour constitutionnelle, de la manière la plus sommaire, a dit que l’Ordonnance qui modifie la loi sur l’âge de la retraite du Président et du Procureur général était conforme à la Constitution. Ce qui valait hier, ne vaut plus aujourd’hui et la République est sauve !

[1] Annonce faite par une dépêche de l’AFP

[2] Voir les déclarations publiques des autorités de la transition dont le Président, le Premier ministre et l’intérimaire du Premier ministre

[3] Loi N°2016-046 du 23 septembre 2016 portant loi organique fixant l’organisation, les règles de fonctionnement de la Cour suprême et la procédure suivie devant elle.

[4] Article 83 : La Cour Suprême comprend : une section judiciaire ; une section administrative ; une section des comptes. Une loi organique fixe son organisation, les règles de son fonctionnement ainsi que la procédure suivie devant elle.

[5] Article 81 de la Constitution du Mali : « Le pouvoir judiciaire est indépendant des pouvoirs exécutif et législatif. Il s’exerce par la Cour Suprême et les autres Cours et Tribunaux. Le pouvoir judiciaire est le gardien des libertés définies par la présente Constitution. Il veille au respect des droits et libertés définis par la présente Constitution. Il est chargé d’appliquer, dans le domaine qui lui est propre, les lois de la République.

[6] Sans doute plus en application des dispositions du Statut des magistrats que de la loi sur la Cour suprême.

[7] Voir néanmoins l’article 5 de la loi sur la Cour suprême

[8] Cour constitutionnelle du Mali Arrêt N° 003, du 25 octobre 1996.

[9] Article 5 : Les membres de la Cour Suprême sont nommés par décret pris en Conseil des Ministres pour un mandat de cinq (5) ans renouvelable.

Article 8 : La cessation définitive de fonction d’un membre de la Cour Suprême entraînant la perte de qualité de membre résulte :

– de la démission régulièrement acceptée ;

– de l’admission à la retraite par limite d’âge ;

– du décès ;

– d’une nouvelle affectation ;

– de l’arrivée du terme et du non renouvellement du mandat.

[10] La contradiction entre les articles 5 et 8 de la loi 2016 sur la Cour suprême résulte de ce que, d’une part, selon les dispositions de son article 5, les membres de la Cour suprême sont nommés pour un mandat  de 5 ans, renouvelable. Ce mandat prend sa source dans le fait que la Cour suprême est une Institution de la République. Les membres des institutions sont nommés pour un mandat, sans aucune référence à leur âge de départ à la retraite comme cause de cessation de leur mandat.

Et, d’autre part, l’article 8 de la même loi impose comme condition de cessation de la qualité de membres de la Cour suprême, l’admission à la retraite, à l’âge de 65 ans. Cette disposition trouve sa source dans le statut de la magistrature qui s’applique à tous les magistrats, y compris les membres de la Cour suprême. La Cour suprême est à la fois Institution et juridiction suprême, animée par des magistrats qui sont et demeurent soumis à un statut pour ce qui est de leur carrière. D’où le dilemme créé par le législateur de 2016 qui a cru devoir associer les deux « casquettes » de la Cour suprême. C’est de cela que résulte la dichotomie : l’application du statut  pour le départ à la retraite des magistrats, y compris lorsqu’ils sont membres de la Cour suprême, en négation totale des dispositions de l’article 5 de la loi.

 

Par Mamadou Ismaïla KONATÉ, anciennement Garde des Sceaux, ministre de la Justice, présentement avocat et arbitre

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