Xinhua, le plus grand conglomérat médiatique chinois, possède 37 bureaux en Afrique. Ce chiffre dépasse celui de toutes les autres agences de presse, africaines ou non, et représente une augmentation spectaculaire par rapport à la poignée d’agences présentes il y a vingt ans. Un autre géant chinois des médias, StarTimes, est le plus grand acteur chinois de la télévision numérique africaine et le deuxième en Afrique après la DSTV sud-africaine. StarTimes installe des antennes paraboliques dans 10 000 foyers ruraux de 20 pays africains, les reliant à la télévision numérique chinoise, ce qui lui permet de s’implanter encore davantage sur le continent.
De nombreux jeunes journalistes africains sont formés en Chine et rémunérés par des médias chinois. Rien qu’au Kenya, 500 journalistes et collaborateurs locaux sont employés par des agences de presse chinoises, qui publient 1 800 articles par mois. Joseph Odindo, un journaliste kenyan expérimenté formé en Chine et ancien directeur éditorial du Nation Media Group (le plus grand conglomérat médiatique d’Afrique de l’Est et d’Afrique centrale), fait remarquer qu’il a dû surveiller de près ses effectifs lorsqu’il travaillait pour le Standard Group. « Nous devions établir un tableau nous permettant de savoir qui était parti suivre une formation en Chine à un moment donné, qui devait revenir et qui était le suivant, faute de quoi la moitié de la rédaction se retrouvait à Pékin pour suivre une formation ».
L’augmentation des investissements chinois dans l’espace médiatique africain fait partie d’une stratégie globale du Parti communiste chinois (PCC) visant à étendre son influence dans les pays en développement en façonnant leurs espaces médiatiques.
Le PCC considère les médias comme un terrain de bataille pour « bien raconter l’histoire de la Chine », une expression inventée par le secrétaire général du PCC Xi Jinping en 2013 lors de la conférence nationale sur la propagande et l’idéologie du parti. Le parti au pouvoir en Chine, selon ses propres politiques, considère les médias comme une arène de combat pour promouvoir ses récits et ses politiques et pour discréditer ceux de ses adversaires sans recourir à la force militaire. Cela fait référence au concept de Sun Tzu de « gagner des batailles sans combattre », un concept que les propagandistes du PCC utilisent fréquemment pour décrire leurs offensives médiatiques.
L’intégration des médias du PCC dans les écosystèmes médiatiques africains risque de fausser les espaces d’information de l’Afrique.
L’intégration des médias du PCC dans les écosystèmes médiatiques africains risque de fausser les espaces d’information de l’Afrique, et donc l’accès à des informations indépendantes qui influencent les débats des citoyens sur toute une série de questions allant de la gouvernance à la société en passant par l’économie. Les entités médiatiques soutenues par la Chine sont censées rendre compte favorablement du régime local et amplifier ses projets et discours politiques. Elles font de même pour les investissements chinois, sans tenir compte des réticences locales se manifestant fréquemment.
Les problèmes rencontrés par le Standard Group lors de la publication d’un rapport d’enquête sur la corruption dans le Standard Gauge Railway construit par la Chine, le projet d’infrastructure le plus coûteux jamais réalisé au Kenya, en sont un bon exemple. Selon Odindo, alors rédacteur en chef du Standard Group, « l’ambassade de Chine et son directeur de la communication ont annulé tous les contrats publicitaires passés avec [nous]. … Ils ont exigé que nous mettions un terme à la couverture négative ». Cette décision a mis fin au supplément bihebdomadaire financé par l’ambassade de Chine, qui contribuait à maintenir le journal à flot.
La pratique des reportages complaisants et non critiques discrédite les traditions de journalisme d’investigation indépendant qui ont vu le jour en Afrique depuis les années 1960. On s’inquiète également de l’effet de la forte pénétration de la Chine dans les médias, qui façonne les perceptions du public de manière à promouvoir les intérêts chinois même lorsqu’ils contreviennent aux intérêts des citoyens africains, comme le montre l’affaire du chemin de fer à écartement standard.
La possibilité pour la Chine d’étendre son influence sur l’espace médiatique africain est facilitée par les contraintes de financement qui ont limité le nombre de médias africains indépendants et financièrement sûrs. Les médias africains sont encore moins nombreux à couvrir l’actualité du continent en dehors de leur pays d’origine et aucun ne peut opérer en Chine de la même manière que les entités chinoises le font sur leur continent.
Seule la moitié des 30 pays étudiés par Freedom House – dont de nombreux pays d’Afrique – disposent d’espaces médiatiques capables de résister à de telles formes de pénétration du PCC. L’autre moitié est vulnérable, en raison de problèmes tels que le manque d’indépendance financière ou les attaques persistantes des gouvernements contre leur indépendance. Le rôle d’une presse libre en tant que voix du peuple s’en trouve irrémédiablement affaibli.
Le « visage africain » des récits médiatiques chinois
Les reporters africains sont le visage des récits et des messages du PCC. Il s’agit d’un changement par rapport aux années 1990, lorsque les journalistes chinois étaient plus dominants. Ces journalistes africains sont souvent recrutés dans d’autres organes de presse en leur offrant un meilleur salaire. Des milliers de journalistes africains participent chaque année à des échanges entre médias en Chine. Le Forum de coopération médiatique Chine-Afrique réunit régulièrement des écrivains africains et chinois afin de forger des perspectives communes sur les questions mondiales.
La Chine recourt à toute une série de stratégies pour s’intégrer davantage dans le système médiatique africain. Le Centre de presse Chine-Afrique place des journalistes africains dans des médias chinois pour des missions de 10 mois dans les salles de rédaction chinoises où ils rendent compte des activités de haut niveau du PCC. Le réseau de journalistes « Belt and Road » (nouvelle route de la soie) met en relation les journalistes africains avec leurs homologues d’autres pays en développement. Les journalistes font également partie des quelque 2 000 professionnels africains supplémentaires qui bénéficient des créneaux de formation proposés tous les trois ans par le Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC) dans d’autres domaines que le journalisme. L’Association des journalistes de Chine, qui travaille en étroite collaboration avec le département du travail du Front uni du PCC, gère les relations entre la Chine et la Fédération des journalistes africains, qui compte plus de 150 000 membres. Le département du Front uni coordonne les opérations d’influence de la Chine à l’étranger.
Le Département de la Propagande du PCC supervise les communications de la Chine par l’intermédiaire de l’entreprise « Voice of China », d’une valeur de 6 milliards de dollars, qui regroupe les organes d’information en un seul vecteur chargé de ce que la Chine appelle « s’emparer du pouvoir discursif » (huayuquan ; ???), c’est-à-dire « le droit de parler et d’être écouté ». L’argent est au cœur du système. Les médias chinois soutiennent de nombreux organes de presse africains qui luttent contre le manque d’équipement, les bas salaires et les budgets serrés, mais ils s’attendent en retour à des reportages favorables.
Pour consolider Voice of China, le Département de la Propagande du PCC fournit des contenus gratuits, négocie des accords de partage de contenu avec des diffuseurs gouvernementaux et privés, paie grassement les suppléments, offre des équipements de pointe, prend des participations dans les principales sociétés de médias et propose ce que le journaliste kenyan Bob Wekesa, formé à la Chine, appelle des « voyages gratuits ». Il s’agit d’un défilé apparemment sans fin de journalistes africains qui se rendent en Chine pour des voyages tous frais payés où ils bénéficient d’un traitement d’exception et de visites guidées afin de leur instiller des images et des expériences positives du pays. Selon Wekesa, « ils [les maîtres de stage chinois] ne vous disent pas directement d’être pro-Chine mais, si vous êtes suffisamment perspicace, vous comprendrez que l’on attend de vous des choses non dites en retour ».
L’accord de partage de contenu de Xinhua avec le Nation Media Group du Kenyapermet à Xinhua d’avoir accès à huit stations de radio et de télévisiondans quatre pays d’Afrique de l’Est et d’Afrique centrale, à 28 millions de followers sur les médias sociaux, à 11,3 millions de téléspectateurs mensuels et à 90 000 tirages de journaux quotidiens. La plupart des contenus produits dans le cadre de ces accords proviennent de journalistes africains, ce qui rend leur message pro-chinois moins évident. De nombreux programmes diffusés sur les plateformes médiatiques chinoises ont également un caractère africain. Par exemple, China Global Television Network (CGTN) propose Africa Live, Talk Africa et Faces of Africa, qui présentent les réalisations de personnalités africaines ayant connu un grand succès et qui se sont avérées populaires auprès du public africain.
Les Africains n’adhèrent pas au modèle du PCC, qui consiste en un contrôle absolu de l’État, du gouvernement, de l’armée et de la société par le parti. Au contraire, 71 % des Africains préfèrent la démocratie.
L’efficacité des médias chinois n’est cependant pas encore prouvée. Boniface Otieno, du Nation Media Group, aremis en question les pratiques d’autocensure de la Chinelors de son stage de dix mois au Centre de presse Chine-Afrique. « Si les Chinois m’ont emmené à Pékin pour influencer mon journalisme, ils ont échoué ». Pour Alpha Daffae Senkpeni, alors rédacteur en chef du quotidien libérien FrontPage Africa, « le voyage a été conçu pour vendre l’image de la Chine, oui, mais je ne vais pas abandonner mes principes pour autant. Si la Chine veut conclure un bon accord avec le Liberia, je le soutiendrai, mais si ce n’est pas dans notre intérêt, je ne le ferai pas ».
D’autres sont plus optimistes. Beatrice Marshall, présentatrice kenyane chevronnée, largement considérée comme la « voix africaine » de CGTN, affirme que les médias chinois permettent aux Africains de raconter leur histoire « de notre point de vue». Elle oppose ce qu’elle appelle l’approche « orientée vers les solutions » de la Chine au style journalistique « vindicatif » de l’Occident.
Les médias chinois ont sans doute moins bien réussi à populariser le modèle de gouvernance chinois. Les sondages de l’Afrobaromètre montrent queles Africains n’adhèrent pas au modèle du PCC, qui consiste en un contrôle absolude l’État, du gouvernement, de l’armée et de la société parle parti. Au contraire, 71 % des Africains préfèrent la démocratie comme meilleure forme de gouvernement. De même, 81 % rejettent le régime à parti unique, 80 % le régime autoritaire et 82 % le régime militaire. Et ce, malgré le fait que l’influence chinoise reste populaire en Afrique (63 %). Depuis 1999, Afrobaromètre a constaté que la popularité de la Chine en Afrique n’affaiblit en rien la forte demande de démocratie et de responsabilité.
Le cadre de la politique médiatique du PCC
L’architecture politique du PCC en matière de développement des médias, d’offensives médiatiques et de gestion des récits présente de multiples facettes. L’Armée populaire de libération (APL) place la guerre cognitive sur un pied d’égalité avec d’autres domaines de la guerre tels que la terre, l’air et la mer. Duan Wenling et Liu Jiali, enseignants principaux au département d’enseignement et de recherche sur la propagande militaire de l’école de sciences politiques de l’université de défense nationale de Chine, déclarent que l’approche chinoise de la guerre médiatiqueconsiste à « façonner le macro-cadre du public cible pour reconnaître, définir et comprendre les événements ».Selon Xi, « où que soient les lecteurs, où que soient les téléspectateurs, c’est là que les rapports de propagande doivent étendre leurs tentacules ».
Le congrès national du PCC, qui se tient tous les cinq ans, adopte régulièrement des résolutions visant à renforcer la communication internationale de la Chine, à accroître « l’attrait mondial de la culture chinoise » et à « construire un système de discours pour le monde extérieur ». Ces résolutions sont traduites en politiques par le Groupe directeur central sur la propagande, l’idéologie et le travail culturel (Zhongyang Xuanchuan Sixiang Lingdao Xiaozu, ??????????). Les CLG sont de petites équipes de décideurs politiques de haut niveau qui coordonnent la mise en œuvre des politiques au sein du gouvernement et du parti.
L’APL place la guerre des idées sur un pied d’égalité avec les autres domaines de la guerre tels que la terre, l’air et la mer.
Ce CLG contrôle l’ensemble de la propagande, de la communication et de l’information du PCC et du gouvernement chinois. Il est dirigé par Cai Qi, cinquième membre du Comité permanent du Politburo, l’organe de direction suprême de la Chine, qui compte sept membres. Il est également directeur du bureau général du PCC et du bureau du secrétaire général (Xi Jinping). Cai est suppléé par Li Shulei, le chef du Département de la Communication du PCC, appelé en chinois Département Central de la Propagande (Zhongxuanbu ; ???).
Le fait que des personnes aussi haut placées dirigent le CLG souligne l’importance que le PCC attache aux opérations médiatiques internationales. Leur rôle comprend le Département de la Propagande du PCC, le bureau de l’information du Conseil d’État (le Conseil d’État est l’équivalent chinois d’un cabinet) et d’autres structures du parti comme le Département du Travail du Front uni du PCC, le Congrès national du peuple, la Conférence consultative politique du peuple chinois et le département international, qui ont tous des activités importantes dans différents pays africains.
Parmi les principaux médias chinois, on peut citer:
Le Kenya offre une étude de cas pertinente sur la manière dont la Chine consolide sa voix en Afrique. Après que Xinhua a établi son siège africain à Nairobi en 2006 – son plus grand bureau en dehors de Pékin – elle a été suivie par CGTN, China Daily et China Radio International, qui occupent le même bâtiment dans la banlieue huppée de Westlands à Nairobi. De là, ils diffusent des contenus dans d’autres régions d’Afrique dans de nombreuses langues locales.
Les médias et les tactiques de désinformation sont souvent utilisés conjointement pour fausser les écosystèmes d’information de l’Afrique sur de multiples supports.
Les efforts déployés par le PCC pour façonner les médias en Afrique s’inscrivent dans le cadre d’une initiative plus large visant à contrôler les flux d’informations par le biais d’une série de stratégies, y compris des tactiques de désinformation. Ces stratégies se renforcent mutuellement. Si les méthodes d’influence employées par le PCC pour façonner la couverture médiatique sont souvent opaques et non conformes aux normes et à l’éthique des journalistes africains, lestactiques de désinformation déployées sont trompeuses à dessein. Ainsi, elles diffusent artificiellement des informations fausses et trompeuses, en particulier dans les conversations sur les réseaux sociaux, tout en occultant leurs origines. Ces tactiques médiatiques et de désinformation sont souvent utilisées conjointement pour fausser les écosystèmes d’information de l’Afrique sur de multiples supports. Par exemple, les diplomates chinois en Afrique partagent les médias d’État du PCC, comme un article de Xinhua sur Facebook, qui serarelayé par une armée de faux comptesafin d’augmenter sa portée en ligne. Au Zimbabwe, la désinformation du PCC, qui prétendait qu’il y avait un complot pour saper l’autorité du gouvernement,a servi de prétexte au régime en place pour réprimer les journalistes et la société civile.
Regarder au-delà de l’horizon
Les investissements du PCC dans l’espace médiatique africain façonnent l’accès à l’information et aux principaux récits. L’efficacité des messages chinois reste toutefois mitigée. Malgré une forte exposition aux médias chinois, la grande majorité du public africain reste concentrée sur l’avancement de ses luttes démocratiques. Les personnes les plus réceptives aux messages et au modèle de gouvernance de la Chine ont tendance à être les fonctionnaires des régimes africains.
Il est clair que les acteurs africains doivent continuer à préserver jalousement leur indépendance durement acquise dans l’environnement médiatique. Dans un contexte de recul démocratique et d’une vague de désinformation parrainée par l’étranger, l’Afrique a plus que jamais besoin de médias solides, crédibles, objectifs et courageux.