La première partie du panel était consacrée à la « posture du juge constitutionnel » dans cette crise. Si l’écrasante majorité des Sénégalais ont tiré un chapeau bas au 7 sages qui se sont dressés en ultime rempart de la République face à la dérive autoritaire de l’ancien régime, il n’en demeure pas moins, selon certains constitutionnalistes, que le Conseil Constitutionnel a, des fois, « dans sa guérilla », outrepassé ses prérogatives. Parfois, Badio Camara et Cie ont été incohérents, entre autres observations, selon leurs pairs.
Campant le sujet dans sa présentation-bilan, le Pr Boubacar Ba, assesseur de la faculté de droit de l’Ucad déclare : « Le Sénégal a organisé sa 12e élection présidentielle depuis 1960. A chaque élection présidentielle, le juge constitutionnel, que cela soit sous l’empire de l’ancienne Cour Suprême ou sous le Conseil Constitutionnel actuellement, a toujours joué un rôle central dans la gouvernance de cette période particulièrement complexe ». Cependant, précise-t-il, en quittant la sphère du monopartisme pour arriver à un système concurrentiel avec le multipartisme intégral, le juge constitutionnel a vu sa tâche se compliquer. Le parrainage et ses corollaires ont davantage complexifié l’office du juge en matière électorale.
D’ailleurs, dira le Pr Ba concernant l’élection présidentielle de 2024, « jamais élection n’a retenu autant d’hypothèques, d’incertitudes au regard de la décision qui a été prise par le président de la République de reporter cette élection ». Une rupture délibérée du processus qui a appelé de la part du juge « une intervention plutôt active dans le cadre du processus de traitement de litiges en général ».
Posture proactive du Conseil Constitutionnel
Selon l’assesseur de la Faculté de Droit de l’Ucad, dans la gestion de ce processus électoral jalonné de dysfonctionnements et chargé de tension, le juge constitutionnel a semblé « s’accommoder à ce qu’on peut appeler une double temporalité de la séquence électorale selon que cette temporalité épouse la normalité ou l’anormalité ». D’abord, dans un premier temps, les 7 sages ont incarné « un rôle proactif avant de jouer un rôle réactif » pour sauver les meubles.
« Proactif parce que le juge constitutionnel a effectué un accompagnement du processus par le cadrage du traitement des candidatures. Pour anticiper les possibles problèmes le conseil a, en effet, pris les devants en fixant les modalités de réception des candidatures et de contrôle du parrainage pour éviter les problèmes qu’on a connu en 2019 ». Dans cette phase du processus, le juge semble s’être acquitté des « opérations et actions » relevant de ses fonctions.
Mais cette phase de normalité processuelle subira un coup d’arrêt avec l’intervention d’un fait perturbateur : « la décision du président de la République de repousser les élections à travers le décret 2024-106 du 3 février 2024 portant abrogation du décret convoquant le corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024 ». Cette décision, de l’avis des constitutionnalistes, a installé le processus électoral dans une phase incertaine d’anomalies processuelles.
Un Précédent dangereux qui a, à lui seul, suffit pour attirer « la réactivité du juge constitutionnel ». En effet, constatant comme tous les Sénégalais que l’autorité suprême a délibérément décidé de freiner et remettre en cause le processus en cours à des fins politiciennes, le Conseil Constitutionnel s’est estimé devoir s’affirmer.
Une réactivité discutable du Conseil Constitutionnel
Mis à l’épreuve, la réactivité du le juge constitutionnel a été « discutable » à bien des égards. Même si cela a permis de mener le processus à bon port, recollant, chemin faisant, les fêlures de cette vitrine démocratique craquelée qu’est le Sénégal. « Face à la décision du report il (le Conseil) n’a entendu accorder aucune marge de concession à tout ce qui pouvait ralentir ou torpiller le processus déjà engagé. Dans ces conditions, le juge ne s’est pas empêché d’invalider les textes (décret et loi) portant report de l’élection. En apportant des soins précis pour comprimer les délais afin de ne pas dépasser la date du 2 avril, par la décision du 15 février 2024 », fait constater Pr Ba pour s’en réjouir.
Mais là-où les juges du Conseil Constitutionnel ont quelque peu fauté, d’après lui, c’est sur « le raisonnement à l’appui duquel ils (les 7 sages) ont cherché à dire le droit ». Ce raisonnement a « parfois affecté les équilibres institutionnels ou heurté le bon sens ». En la matière, poursuit Pr Ba, « l’appétit conquérant du conseil laisse parfois suggérer qu’il empiète dans un premier temps dans les fonctions exécutives ou alors laisser dans un second temps quelques impressions de s’adonner à des distorsions dans le raisonnement ».
Le Conseil a empiété sur les prérogatives du Président de la République
Depuis quelque temps, ajoute M. Ba, « il y a une tendance de la part du juge constitutionnel de grappiller un peu les compétences du Président de la République ». Il en veut pour preuve cette collision avec le Chef de l’exécutif dans un champ d’action qui lui est entièrement dévolu. « L’article 42 confie au Président de la République les responsabilités de ‘garant du fonctionnement régulier des institutions’. Et pourtant l’on se rencontre de plus en plus que le Conseil constitutionnel s’adonne justement à des velléités de substitution du Président de la République par rapport à cette mission », dénonce Pr Ba.
La preuve, selon lui, la décision du 15 février 2024 semble admettre que le conseil constitutionnel doit toujours être en mesure d’exercer son pouvoir régulateur et de remplir ses missions au nom de l’intérêt général. « Cette fonction nouvelle du Conseil crée la confusion », estime-t-il.
Il a été également noté dans la posture des 7 sages des « distorsions argumentatives ». « Des fois, on a du mal à suivre le conseil à travers certaines cohérences dans le cadre de son analyse. L’invocation de la plénitude de juridiction en matière électorale. Ce n’est pas une question nouvelle. C’est une compétence que le conseil avait invoqué dans sa décision du 2 mars 1993. Le dernier considérant de cette décision suggère que le conseil pouvait pousser des investigations aussi loin que nécessaire dans l’appréciation de la sincérité du processus électoral en vertu de sa plénitude de juridiction », confie-t-il à ce propos.
Ce qui semble être abusif s’agissant de l’invocation de cette compétence, à en croire le spécialiste du Droit constitutionnel, c’est la propension du Conseil de « vouloir l’étendre aux actes réglementaires des autorités administratives ». S’appropriant ainsi la faculté de contestation des actes administratifs participant directement à la régularité d’une élection. « On peut certes reconnaître au conseil la plénitude de juridiction mais on ne peut pas admettre en revanche qu’il étende cette mission-là jusqu’à vouloir s’accaparer d’un bastion qui est propre au juge administratif notamment la Cour suprême qui doit contrôler la légalité des actes pris par les autorités administratives », analyse-t-il.
Conflit entre le juge administratif et le juge constitutionnel
A cet égard, le Conseil semble aussi empiété sur les prérogatives de la Cour Suprême notamment sur « la qualification de certains actes, d’actes de gouvernement ». « Les mesures qui sont prise par le président de la République et qui sont en rapport avec l’organisation du référendum et des élections ce sont des compétences que le président puise directement de la constitution et de ce point de vue échappe au contrôle de la légalité parce qu’on les considère comme des actes de gouvernement », précise Pr Boubacar Ba à ce propos.
Pour étayer son propos, il invoque l’arrêt n °19 du 17 mars 2016, Ousmane Sonko contre l’État du Sénégal. La Cour suprême avait clairement signifié à l’actuel Premier ministre Ousmane Sonko qui sollicitait entre autres, l’annulation du décret portant convocation du corps électoral pour le référendum, que cet acte fait partie des pouvoirs constitutionnels du Président de la République. La Cour précisera que « constituent notamment des actes de gouvernement ceux par lesquels, le gouvernement participe à la fonction législative, ceux accomplis par le gouvernement à l’occasion de la préparation du référendum et les actes relatifs aux relations internationales ». Par conséquent, avait conclu la Cour, le décret en question « est un acte de gouvernement insusceptible de recours pour excès de pouvoir ».
En vertu de ce qui précède, estime M. Ba le décret portant abrogation du décret convoquant le corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024, est « un acte de gouvernement » donc insusceptible de recours pour excès de pouvoir. Ainsi, le conseil a donc outrepassé ses prérogatives en l’annulant. Un avis que ne partage pas son collègue enseignant-chercheur, Maurice Soudieck Dione qui juge dangereuse cette perception des choses car cela servirait de caution juridique de la « confiscation du pouvoir ».
Deux poids deux mesures dans les dossiers de Sonko et de Karim
L’autre observation sur la posture du juge constitutionnel c’est cette impression de deux poids, deux mesures à travers sa jurisprudence. Sur le cas Karim Wade, souligne Pr Ba, le juge a pris le soin « d’intégrer une donnée nouvelle pour recaler ce candidat » : la preuve brandie par Thierno Alassane Sall attestant que Karim a postérieurement renoncé à sa nationalité française. Par contre, dans les mêmes formes, « le juge n’a pas voulu ouvrir aussi une information nouvelle qui concernait Ousmane Sonko notamment la décision rendue par la Cour Suprême le 4 janvier 2024 ». « On a l’impression qu’à la tête du client, le juge constitutionnel semble satisfaire à certaines prétentions », fulmine-t-il.
Cette même légèreté a été observée sur la fixation de la date du scrutin. « C’est par un communiqué que le Conseil est revenu sur la date de l’élection (du 31 au 24 mars). La décision rendue par le conseil le 5 mars fixait la date de l’élection mais le président sachant que 31 coïncidait à la fête de Pâques a fixé le scrutin au 24 mars. Le conseil devait se réunir pour acter cette nouvelle date à travers une délibération. En lieu et place, c’est un communiqué sorti par le président du conseil qui a été rendu public. Les deux actes n’ont pas la même valeur juridique », souligne le juriste.
Autant de manquements qui, espèrent les spécialistes du Droit constitutionnel, seront pris en charge dans les recommandations des assises de la justice dont le facilitateur Pr Babacar Guèye était le modérateur de la table ronde.