Depuis les années 1990, aucun gouvernement n’a été en mesure de contrôler l’ensemble du territoire somalien. Des reportages larmoyants sur la piraterie et le terrorisme occultent le fait que de grandes puissances comme les États-Unis sont intervenues à plusieurs reprises dans les affaires du pays et ont aggravé sa situation.
La couverture médiatique occidentale présente la Somalie comme l’exemple classique d’un État défaillant. Au cours des trois dernières décennies, aucun gouvernement n’a été en mesure de contrôler son territoire national.
Mais les reportages sur le terrorisme et la piraterie ont occulté le fait que la Somalie fait partie intégrante du système mondial. De la Guerre froide jusqu’à la « guerre contre le terrorisme », l’intervention extérieure des États les plus puissants du monde a joué un rôle majeur dans l’aggravation de la crise somalienne.
Elizabeth Schmidt est professeure émérite d’histoire à l’université Loyola du Maryland. Son livre le plus récent est Foreign Intervention in Africa After the Cold War. Ceci est une transcription éditée du podcast Long Reads de Jacobin. Vous pouvez écouter l’épisode ici.
DANIEL FINN : Quels ont été les principaux héritages de la domination coloniale en Somalie et comment l’État somalien post-colonial a-t-il émergé après la domination tant britannique qu’italienne ?
ELIZABETH SCHMIDT : Lorsque la Somalie a obtenu son indépendance en 1960, elle était constituée d’une association très hétérogène des colonies britannique et italienne du nord et du sud de la Somalie. Les frontières coloniales ont été maintenues après l’indépendance, en conséquence, des millions de Somalis se sont retrouvés dans les pays voisins, notamment en Éthiopie, au Kenya et à Djibouti. C’est la raison pour laquelle les Somalis ont mené des campagnes contre les pays voisins pour tenter d’intégrer leurs populations dites perdues à l’État indépendant de Somalie. Cela a créé de nombreux conflits.
Les frontières coloniales ont été maintenues après l’indépendance, en conséquence des millions de Somalis se sont retrouvés dans les pays voisins.
DANIEL FINN : Quelles étaient les principales identités ethniques et claniques que l’on pouvait trouver en Somalie au moment de l’indépendance ?
ELIZABETH SCHMIDT : En Somalie, la plupart des gens étaient considérés comme des Somalis, qui partagent une langue, une culture et une religion. Il y avait un groupe ethnique principal qui était assez homogène, cependant il y avait des divisions entre les clans. Il y avait différents clans dans les colonies italiennes et britanniques, mais aussi au sein de chacune de ces anciennes colonies. Là encore, cela a donné lieu à de nombreux conflits. Il y avait aussi des minorités ethniques, et elles étaient victimes de fortes discriminations en Somalie.
DANIEL FINN Comment Siad Barre est-il arrivé au pouvoir à la fin des années 1960 et quelles ont été les principales politiques mises en œuvre par son gouvernement ?
ELIZABETH SCHMIDT : Mohamed Siad Barre était général dans l’armée somalienne, et il a renversé le gouvernement précédent. Le deuxième président de la Somalie a été assassiné, puis il y a eu le coup d’État militaire de 1969. Siad Barre a tout de suite annoncé que la Somalie poursuivrait un programme de socialisme scientifique de style soviétique, qui a débuté par un programme massif de travaux publics.
La Somalie a fait des pas de géant en matière de développement, tout particulièrement dans les zones rurales. Des campagnes d’alphabétisation de masse ont été organisées. L’enseignement primaire a été étendu et est devenu plus largement accessible. Dans les zones rurales, la santé publique constitue une véritable prouesse – juste l’essentiel, mais quand même bien plus que ce qui existait auparavant – il en est de même pour le développement économique. Ces politiques étaient considérées comme très progressistes par la gauche, tandis que les États-Unis s’inquiétaient des relations naissantes entre la Somalie et l’Union soviétique.
DANIEL FINN : Concernant la politique étrangère de la Somalie et ses relations avec l’URSS, quel a été l’impact de la révolution qui a eu lieu au cours des années 1970 chez sa voisine l’Ethiopie ?
ELIZABETH SCHMIDT : La révolution éthiopienne qui a eu lieu en 1974 a renversé ce qui était essentiellement une société féodale. Le régime militaire qui a pris le pouvoir en Éthiopie ne s’est pas immédiatement déclaré marxiste, mais il a fini par adopter cette étiquette.
Les États-Unis étaient extrêmement préoccupés par ce qui se passait en Éthiopie – plus encore que par la Somalie – et ont donc suspendu leur aide économique. L’Éthiopie avait été un proche allié des États-Unis sous le règne de son dirigeant féodal Haile Selassie. L’Union soviétique est ensuite devenue la principale source d’aide militaire et économique dont bénéficiait l’Éthiopie.
Les États-Unis étaient extrêmement préoccupés par ce qui se passait en Éthiopie, plus encore que par la Somalie.
Pendant ce temps, les relations de la Somalie avec le bloc de l’Est commençaient à se détériorer. Les États-Unis sont alors intervenus, espérant utiliser la Somalie comme un rempart contre le gouvernement éthiopien, encore plus radical et marxiste. L’Union soviétique a de son côté tenté de jouer sur les deux tableaux, en s’impliquant à la fois en Somalie et en Éthiopie.
Mais la Somalie a envahi l’Éthiopie en 1977, en essayant de s’emparer des territoires de l’Ogaden, où vivaient de nombreux Somalis. Bien sûr, cette invasion a provoqué la colère de l’Union soviétique, qui avait voulu créer une sorte d’union d’États socialistes dans la Corne de l’Afrique, en réunissant la Somalie et l’Éthiopie. Mais si un choix devait être fait entre les deux, alors c’est l’Éthiopie qui aurait la faveur de l’URSS.
La Somalie a largement été considérée comme la nation coupable d’agression. Lorsque les colonies africaines ont obtenu leur indépendance, elles ont accepté de restreindre les conflits en acceptant les frontières coloniales, aussi irrationnelles soient-elles. La Somalie violait ce principe de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), l’ancêtre de l’actuelle Union africaine. Moscou a abandonné son alliance avec la Somalie et a apporté son soutien total à l’Éthiopie.
DANIEL FINN : Comment les États-Unis ont-ils traité le régime de Siad Barre au moment de la guerre de l’Ogaden et par la suite ?
ELIZABETH SCHMIDT : Les États-Unis espéraient utiliser la Somalie pour contrecarrer les velléités soviétiques dans la Corne de l’Afrique. Mais ils ne voulaient pas afficher ouvertement leur soutien à la Somalie, dans la mesure où la plupart des pays africains considéraient la Somalie comme l’État agresseur qui violait les principes de l’OUA. La CIA a engagé un trafiquant d’armes qui a fourni des équipements de fabrication américaine, et d’autres agences ont coordonné le flux d’armes par le biais d’États tiers. Ce n’est qu’après le règlement du conflit de l’Ogaden, en 1978, que les États-Unis ont commencé à soutenir ouvertement la Somalie, ce qu’ils ont ensuite fait avec détermination.
DANIEL FINN : Sur le plan intérieur, quels ont été les principaux défis posés au régime de Siad Barre dans les années 1980 ?
ELIZABETH SCHMIDT : Au milieu des années 1980, la Somalie était dans une situation désespérée. Le coût de la guerre avec l’Éthiopie, conjugué à la corruption et à la mauvaise gestion, avait entraîné l’effondrement de l’économie. La spirale descendante qui s’était enclenchée avait considérablement anéanti les progrès réalisés en matière de développement lors de la décennie précédente. Si l’on ajoute des impôts extrêmement élevés, cela a considérablement renforcé l’agitation dans les zones rurales.
Siad Barre a fait emprisonner ses détracteurs, les a fait exécuter ou les a incorporés dans l’armée somalienne, puis a puni collectivement les membres de leur clan.
C’est là que résidait la tactique de domination de Siad Barre lorsqu’il était en pleine crise. Il a brutalement réprimé les manifestations, ce qui a généré une véritable haine pour son régime. Siad Barre a fait emprisonner ses détracteurs, les a fait exécuter ou les a incorporés dans l’armée somalienne, puis a puni collectivement les membres de leur clan. Il a encouragé la rivalité entre les clans – diviser pour mieux régner – et son propre clan a de plus en plus largement pris le contrôle du régime.
En 1989, les clans qui avaient souffert de harcèlement ou de discrimination se sont unis dans leur opposition au pouvoir de Siad Barre. Une autre force luttait également contre le régime de Barre, il s’agit des islamistes, qui avaient été brutalement réprimés. Ces deux groupes – les clans victimes de discrimination et les islamistes – se sont unis contre la dictature.
DANIEL FINN : Lorsque le gouvernement central de Mogadiscio s’est effondré au début des années 1990, quelles formes d’autorité l’ont remplacé et comment la population somalienne a-t-elle vécu cette période ?
ELIZABETH SCHMIDT : Le gouvernement central s’est effondré au début des années 1990, ce qui correspondait aussi à la fin de la Guerre froide, et ce n’était pas une coïncidence. Avec l’affaiblissement politique et économique de Moscou, les États-Unis n’avaient plus l’impression d’avoir besoin de la Somalie comme gendarme régional dans la Corne. Ils ont alors exprimé de nouvelles inquiétudes quant aux violations des droits humains perpétrées par Siad Barre.
De toute évidence, les États-Unis étaient parfaitement au courant de ce que faisait Siad Barre auparavant, mais ils avaient choisi de fermer les yeux parce qu’ils voulaient l’utiliser comme contrepoids à l’Union soviétique. Dans la mesure où l’Union soviétique n’était plus là, les États-Unis ont commencé à dénoncer les violations des droits humains et ont suspendu leur aide économique et militaire.
Sans le soutien massif des États-Unis qu’il recevait depuis la fin des années 1970, Siad Barre devenait une cible facile. En janvier 1991, les seigneurs de la guerre et leurs milices claniques ont renversé le régime et la Somalie a sombré dans le chaos. Le sud de la Somalie a éclaté en fiefs dirigés par des chefs de guerre rivaux qui ont affronté un mouvement islamiste en pleine résurgence. Les institutions de l’État se sont désagrégées et des acteurs non gouvernementaux ont dû fournir des services, dans la mesure du possible.
Sans le soutien massif des États-Unis qu’il recevait depuis la fin des années 1970, Siad Barre devenait une cible facile.
Ce sont tout particulièrement les organisations islamistes qui ont joué un rôle essentiel en la matière. Elles ont rétabli la loi et l’ordre dans les zones de guerre. Elles ont rétabli les services sociaux de base comme les soins de santé et l’éducation. La population somalienne s’en est félicitée.
DANIEL FINN : Concernant la Somalie, quel a été l’impact des interventions militaires menées par les États-Unis à cette époque ?
ELIZABETH SCHMIDT : En 1992, les États-Unis ont lancé une intervention militaire multinationale, soutenue par l’ONU. Quand je dis « multinationale », je veux dire qu’elle était essentiellement dirigée par les États-Unis, saupoudrée de troupes d’autres pays pour lui permettre de revendiquer la qualité « multinationale ». Ce scénario a été répété en d’autres occasions dans le cadre de la politique américaine.
La vocation de cette opération de 1992 était d’assurer l’acheminement de l’aide humanitaire au peuple somalien. L’idée était que le désastre en Somalie allait créer de l’instabilité dans la Corne de l’Afrique, ce qui ne serait bon pour personne. En 1993, une autre mission de l’ONU a permis aux forces dirigées par les États-Unis de désarmer et d’arrêter les seigneurs de la guerre et les membres des milices somaliennes.
De nombreux civils ont été tués lors de frappes aériennes américaines, notamment des chefs de clan, des chefs religieux, des intellectuels et des hommes d’affaires qui se réunissaient pour discuter d’une proposition de paix des Nations unies.
Ce qui était bien différent du simple fait d’avoir des troupes armées le long de la route depuis l’aéroport pour permettre aux secours de circuler. Mais ce changement n’a pas fait l’objet d’une grande publicité, de sorte que beaucoup de gens ont supposé qu’il s’agissait de la même mission humanitaire que l’année précédente. Les États-Unis et l’ONU ont favorisé un seigneur de guerre plutôt qu’un autre, tandis que celui auquel ils s’opposaient vraiment était un homme du nom de Mohamed Farrah Aidid. Leur objectif était de l’arrêter, de le désarmer ou de le tuer.
Des civils ont été pris entre deux feux, et beaucoup ont été tués lors de frappes aériennes américaines. Parmi eux, des chefs de clan, des chefs religieux, des intellectuels et des hommes d’affaires qui se réunissaient pour discuter d’une proposition de paix de l’ONU. Il s’agissait manifestement de personnes qui envisageaient de joindre leurs forces à celles de l’ONU, mais finalement, une frappe aérienne les a tués.
Ces massacres de dirigeants et de civils somaliens ont provoqué une énorme réaction de la population somalienne. Ils ont commencé à diriger leurs attaques de représailles, non seulement à l’encontre des troupes américaines et onusiennes, mais contre tout étranger. Les journalistes et les travailleurs humanitaires ont été pris pour cible, et beaucoup se sont retirés de Somalie. Les troupes américaines ont à leur tour commencé à considérer la plupart des civils somaliens comme une menace potentielle et les ont traités en conséquence. Les relations entre les troupes américaines et les civils somaliens se sont de plus en plus dégradées.
Ces événements ont atteint leur paroxysme au début du mois d’octobre 1993, lorsque les Rangers de l’armée américaine et les troupes de la Delta Force, espérant capturer ou tuer Aidid et ses principaux lieutenants, ont fait un raid sur certains des complexes connus d’Aidid à Mogadiscio. Les forces d’Aidid ont abattu deux hélicoptères Black Hawk, qui se sont écrasés sur des enfants dans la foule en contrebas. En conséquence, des foules en colère ont attaqué les soldats qui étaient venus secourir les survivants. Dix-huit soldats américains et des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants somaliens ont été tués dans les violences qui ont suivi.
DANIEL FINN : Après le retrait des États-Unis de la Somalie dans les années 1990, un regain d’intérêt s’est manifesté pour ce qui se passait dans le pays après les attentats du 11 septembre, alors que les États-Unis lançaient leur soi-disant guerre contre le terrorisme. Comment cette nouvelle évolution de la politique américaine a-t-elle affecté la situation en Somalie et comment la montée en puissance du groupe Al-Shabaab s’explique-t-elle ?
ELIZABETH SCHMIDT : En 1994, après avoir donné un coup de pied dans la fourmilière, les Etats-Unis ont retiré précipitamment leurs troupes de Somalie. Comme nous l’avons vu ailleurs dans le monde, les États-Unis s’attendent à pouvoir affronter des adversaires dans divers conflits, mais il ne leur vient pas à l’idée que les Américains aient à le payer au prix de leur vie. Si trop d’Américains meurent, alors les États-Unis se retirent et réfléchissent à d’autres moyens d’atteindre leurs objectifs.
Cependant, Al-Qaida a commencé à émerger ailleurs en Afrique de l’Est, ce qui a créé de nouvelles inquiétudes. Les attentats à la bombe contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie en 1998 en sont un bon exemple. Ils ont été suivis par les attentats du 11 septembre 2001 contre les États-Unis. Les États-Unis ont alors renforcé leur collaboration avec l’Éthiopie, ennemi juré de longue date de la Somalie, ce qui n’était pas de bon augure pour les relations entre les États-Unis et la Somalie.
Les États-Unis considéraient tous les musulmans conservateurs comme des terroristes et des djihadistes, ce qui était une hypothèse erronée. Très peu d’islamistes soutiennent l’extrémisme violent.
Entre-temps, les groupes islamistes somaliens avaient obtenu un important soutien populaire en fournissant les services sociaux essentiels, notamment sur le plan scolaire, sur le plan des soins de santé et des tribunaux qui ont ramené un peu de loi et d’ordre dans cette zone de guerre. Les États-Unis ont méconnu la raison pour laquelle l’islamisme exerçait un tel attrait en Somalie.
Il y avait, de toute évidence, une raison religieuse. La plupart des Somaliens sont musulmans, bien que leur conception de l’islam soit moins conservatrice que celle des islamistes, qui estiment que la religion doit régir tous les aspects de la vie. Les Somaliens ont historiquement pratiqué un islam plus ouvert et plus tolérant. Mais les islamistes étaient ceux qui fournissaient les services dont on avait cruellement besoin, et les gens se sont donc tournés vers eux.
Les États-Unis considéraient tous les musulmans conservateurs comme des terroristes et des djihadistes, ce qui était une hypothèse tout à fait inexacte. Très peu d’islamistes soutenaient l’extrémisme violent. C’est pourtant en raison de cette conception erronée que les États-Unis ont décidé de coopérer avec l’Éthiopie et se sont lancés dans une campagne violente pour éradiquer l’islamisme en Somalie. Ils se sont également alliés aux chefs de guerre somaliens et ont imposé un nouveau gouvernement à la Somalie en 2004.
Ce régime corrompu était dominé par le clan d’un seigneur de guerre et marginalisait les clans rivaux, y compris ceux qui contrôlaient Mogadiscio. Il a purgé le parlement des membres de l’opposition. Ce nouveau gouvernement, qui avait été imposé par des étrangers, n’a survécu qu’avec la protection des troupes éthiopiennes. Il n’a même pas pu entrer dans Mogadiscio, la capitale, et a dû établir une capitale parallèle dans la ville beaucoup plus petite de Baidoa.
Deux ans plus tard, en 2006, les États-Unis ont soutenu une autre coalition de chefs de guerre pour contrer le pouvoir islamiste. Ils ont également soutenu une invasion éthiopienne et une occupation qui a duré jusqu’en 2009. L’intervention de l’Éthiopie a précipité une insurrection sur le plan national. Exactement comme nous avons pu le voir en Irak, une invasion étrangère a déclenché une insurrection là où il n’y en avait pas auparavant.
Dans le cas de la Somalie, l’insurrection nationale était dirigée par Al-Shabaab, qui signifie « Les Jeunes » [Harakat al-Chabab al-Moudjahidin, le « mouvement des jeunes combattants », appelé aussi simplement le Chabab, NdT]. À l’origine, il s’agissait d’une milice de jeunes constituée pour soutenir les tribunaux islamiques. Ce sont ces tribunaux qui avaient fait régner la loi et l’ordre dans la zone de guerre : oui, il s’agissait de tribunaux de la charia, mais non, leurs pratiques n’incluaient pas la coupe des mains, ce que beaucoup d’Occidentaux associent à la charia.
Il s’agissait de tribunaux reposant sur des principes religieux, et le mouvement Al-Shabaab avait été organisé pour les soutenir, mais il n’était pas violent à ce stade. C’est l’invasion et l’occupation étrangères qui a transformé le mouvement en une milice organisée pour expulser les occupants étrangers.
Ce qui a amené Al-Qaida en Somalie, c’est l’invasion étrangère soutenue par les États-Unis .
On entend toujours dire qu’Al-Shabaab est lié à Al-Qaida. C’est vrai, il l’est aujourd’hui, mais il n’a rejoint à Al-Qaida qu’en 2012, alors que l’invasion avait été lancée en 2006. Pendant six ans, il n’était pas rattaché à Al-Qaïda, bien qu’Al-Qaïda ait proclamé son soutien à l’insurrection. Encore une fois, ce qui a amené Al-Qaida en Somalie, c’est l’invasion étrangère soutenue par les États-Unis .
En 2007, Al-Shabaab avait pris le contrôle de grandes parties du centre et du sud de la Somalie, ce qui a incité l’ONU, l’Union africaine et les pays voisins à intervenir et n’a fait que renforcer l’intervention étrangère. Les États-Unis n’ont certes pas envoyé leurs propres troupes, mais ils ont travaillé dans l’ombre, lançant une campagne de guerre de basse intensité contre les agents d’Al-Shabaab, déployant des sous-traitants privés – en d’autres termes, des mercenaires – et des forces spéciales pour former et accompagner les troupes tant somaliennes que de l’Union africaine dans les opérations de combat.
Cette guerre dite de basse intensité comprenait des frappes aériennes américaines et des attaques de drones, qui visaient les dirigeants d’Al-Shabaab. Ces derniers ont été rapidement remplacés par d’autres : les attaques coupaient la tête de l’hydre, mais une nouvelle tête repoussait, de sorte qu’elles ne réglaient aucunement le problème. Au contraire, elles ont maintenu le flux de nouveaux dirigeants issus de la base militante d’Al-Shabaab. Le groupe a progressivement concentré toute son attention sur l’Occident, ciblant les travailleurs humanitaires, les journalistes et les Somaliens qui travaillaient avec eux.
En 2012, des forces extérieures ont à nouveau imposé une nouvelle configuration politique. Bien que celle-ci ait fait l’objet d’une médiation des Nations Unies et ait été soutenue par la communauté internationale, elle a été désavouée par de larges pans de la société civile somalienne, qui n’a guère participé au processus. Il s’agit encore une fois d’un cas où des étrangers ont tenté de façonner l’avenir de la Somalie, sans pour autant laisser les Somaliens exprimer eux-mêmes leurs doléances et le type de société post-conflit qu’ils souhaitaient. Aucun des organismes de la société civile n’a été impliqué dans les négociations, et aucune de leurs contributions n’a été prise au sérieux.
Al-Shabaab a été chassé de Mogadiscio vers des zones plus au sud, mais en partant, l’organisation s’est concentrée sur de nouvelles cibles. Au lieu de s’en prendre aux étrangers dans la capitale, elle a commencé à frapper des cibles « vulnérables », autrement dit non protégées : bureaux du gouvernement, écoles, hôtels et restaurants. Elle a lancé des attaques au-delà de la frontière, au Kenya et dans d’autres pays qui avaient fourni des troupes aux forces d’intervention de l’Union africaine. Le conflit était en train de s’étendre au-delà de la Somalie au lieu de régresser.
Aujourd’hui, à la suite de l’intervention étrangère, Al-Shabaab maintient son puissant ancrage en Somalie en l’absence de tout appareil d’État opérationnel. Un nouveau président a été élu en mai 2022 après une crise politique prolongée. Les facteurs à l’origine de cette crise ressemblaient beaucoup à ceux des crises vécues par d’autres gouvernements : favoritisme, corruption, mauvaise gestion. Le président précédent avait refusé l’organisation d’élections.
Les forces de sécurité, tout comme l’administration civile, sont déchirées par des factions claniques qui se battent entre elles plutôt que contre Al-Shabaab.
Le gouvernement central ne fournit toujours pas de services de base. Il n’y a pas d’armée nationale cohérente et les forces de sécurité, tout comme l’administration civile, sont déchirées par des factions claniques qui se battent entre elles plutôt que contre Al-Shabaab. D’après les sondages réalisés, peu de Somaliens pensent que le nouveau gouvernement se comportera différemment de la succession de gouvernements qui l’ont précédé. Ils s’attendent à ce qu’il continue de satisfaire les élites corrompues plutôt que la majorité des citoyens somaliens, et à ignorer les griefs qui ont déclenché l’insurrection.
Pendant ce temps, les États-Unis continuent de mener une guerre de l’ombre. La nature de la guerre a changé. Le nombre de soldats sur le terrain a diminué. C’est l’administration Obama qui a intensifié le recours aux frappes de drones pour tuer les cibles appartenant à Al-Shabaab, plutôt que d’utiliser les forces spéciales et les sous-traitants militaires américains. L’engagement des États-Unis en Somalie est passé inaperçu de la plupart des citoyens américains tout simplement parce que les Américains n’y meurent pas. Ils n’ont pas vraiment prêté attention à ce que faisait l’administration Obama, qui créait encore plus d’hostilité envers les États-Unis.
DANIEL FINN : En l’état actuel des choses, comment évaluez-vous les perspectives politiques et de développement à long terme de la Somalie ?
ELIZABETH SCHMIDT : Je dirais que la situation est plutôt sombre. La plupart des civils somaliens n’ont pas participé aux initiatives de paix négociées par des acteurs extérieurs. Qu’il s’agisse de coopératives agricoles, de groupes de femmes, de groupes de jeunes ou de syndicats, les initiatives militantes de reconstruction de la paix ont été mises sur la touche par des forces plus puissantes, et les intérêts des gouvernements étrangers et des élites somaliennes ont une fois de plus prévalu sur ceux des citoyens ordinaires.
Malheureusement, il semble que l’administration de Joe Biden va suivre les traces de ses prédécesseurs Barack Obama et Donald Trump en s’en remettant à la politique militaire ratée de la guerre sans fin. Tant que cela ne s’arrêtera pas, les citoyens somaliens continueront à en subir les conséquences.
CONTRIBUTEURS
Elizabeth Schmidt est professeure émérite d’histoire à l’Université Loyola du Maryland et auteure de six ouvrages sur l’Afrique. Son livre le plus récent est Foreign Intervention in Africa After the Cold War : Sovereignty, Responsibility, and the War on Terror.
Daniel Finn est rédacteur en chef à Jacobin. Il est l’auteur de On est tous le terroriste de quelqu’un. Une histoire politique de l’IRA, de 1857 à nos jours. (livre en librairie le 21 avril 2023)