Le journaliste Ibrahima Bakhoum sur la situation politique au Sénégal : « Macky Sall cherche à utiliser le flou constitutionnel pour se représenter mais l’opposition ne se laisse pas faire »

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Le président Macky Sall laisse planer des suspicions sur une éventualité candidature à un troisième mandat. Après deux mandats (le premier de 7ans et le second de 5ans), le Sénégal est appelé à une nouvelle présidentielle en février 2024. Ce rendez-vous met le pays en ébullition depuis mois avec les déboires judiciaires de plusieurs opposants, potentiels candidats à la présidentielle. L’actuel maire de Ziguinchor Ousmane Soncko, l’ex-maire de Dakar Khalifa Sall et le fils de l’ancien président Karim Wade font face à d’interminables procès. Ces différentes situations suscitent des mouvements dans les rues dont la dernière marche a eu lieu le vendredi 12 mai 2023. Le journaliste analyste politique, membre du Groupe de facilitation pour la pacification de l’espace politique et enseignant Ibrahima Bakhoum fait son analyse de la situation politique sénégalaise à travers cet entretien.

Est-ce constitutionnellement possible que le Chef de l’Etat actuel se représente pour solliciter un nouveau mandat ?

La question de la possibilité pour le président Macky Sall de se représenter à la prochaine élection présidentielle fait débat et crée des remous au sein de la classe politique et de la société sénégalaise. Le débat se fait également dans le milieu des constitutionalistes qui se livrent à diverses interprétations selon les camps. Pour ceux du pouvoir, c’est oui la constitution permet au président Machy Sall de se présenter. Leur base argumentaire repose sur le fait que la constitution a été retouchée en 2016 où on a introduit une nouvelle formule qui ramène la durée du mandat présidentiel à 5 ans renouvelable une fois dans l’article 27. Un deuxième alinéa de ce même article dit clairement que nul ne peut faire plus de deux mandats consécutifs. Dans ce groupe de constitutionnalistes pour l’essentiel appartenant à la mouvance présidentielle, il n’y a pas de problème, la constitution est très claire. La durée du mandat est 5 ans et nul ne peut faire plus de deux mandats de 5 ans sous-entendu. Le président ayant fait son premier mandat avec une durée de 7 ans, est dans son premier mandat de la durée de 5 ans, donc il peut se représenter selon leur lecture. Un autre groupe de constitutionnalistes affirment que la question a été réglée en 2001 quand le président Abdoulaye Wade lui-même élu avec la constitution de 1963 puis quand Diouf a porté la durée du mandat à 7 ans mais sans limitation à ce moment-là. Donc depuis 1963 jusqu’alors, il n’y avait jamais eu de limitation de mandats prévue dans la constitution. C’est donc en 2001 que Wade a organisé un référendum pour introduire désormais la limitation de mandats. A l’époque, les oppositions d’alors y compris Macky Sall avaient refusé à Wade le troisième mandat. Ceux qui aujourd’hui évoquent cette constitution de 2001 qui est référendaire disent que Wade a été élu sur la base de la constitution de 1963, ce qui est vrai, retouché en termes de durée de mandat par Diouf, ce qui est également vrai. Quand Macky est arrivé, il s’était engagé pour avoir combattu Wade dans sa volonté de briguer un troisième mandat à finir définitivement avec ce sempiternel problème qui vient à chaque fin de mandat qui a coûté au moins 14 pertes en vies humaines rien que pour combattre Wade. Il l’avait déclaré en tant qu’opposant puis en tant que nouvellement élu par des discours, des interventions à l’international et dans son livre « Le Sénégal au cœur ». Mais en 2019, un journaliste lui a posé la question s’il voulait se représenter, il a répondu ceci « Je ne dis ni oui ni non ». Une réponse floue, n’est-ce pas ? Mais il explique cette ambiguïté de sa réponse après en déclarant que s’il disait non, il y a des gens de son camp qui ne travailleraient plus et s’il disait oui, ça va péter. Les juristes, constitutionnalistes et même les politiques ne se sont pas laissés embrigader dans ce « ni oui, ni non ». Mais le président continue de garder cette ambiguïté. Plus on avance, plus on a l’impression que le président et son camp sont en train de se préparer à une troisième candidature. Dans le camp présidentiel, les gens demandent de laisser le conseil constitutionnel décider mais les oppositions déclarent que le conseil par le passé a déjà fait le coup en validant la candidature de Wade malgré tout le remous qu’il y a eu à l’époque. La juridiction avait quand même ses raisons en s’appuyant sur la loi de 2001 mais c’est un autre débat. Macky Sall qui avait combattu cette décision ne se décide pas clairement à renoncer à une candidature et des voix de son camp par des mouvements et des organisations s’élèvent en donnant l’impression qu’il veut se représenter. C’est dans ce contexte que l’opinion s’est mise en alerte et dans la société sénégalaise, on estime qu’il ne doit pas le faire.

L’opposition joue son va-tout, mais de quels moyens et quelles forces dispose-t-elles pour prendre le pouvoir ?

L’opposant Ousmane Soncko est quelqu’un qui a été radié de sa fonction en tant qu’inspecteur des impôts. Pour avoir eu à l’époque à dénoncer des choses, il est devenu une étoile montante de l’opposition. On le radie de sa fonction d’inspecteur des impôts, il se présente malgré tout et arrive 3ème à une élection présidentielle et plus tard, il est maire de Ziguinchor, il vient aux législatives, on le recale mais il mène une campagne tellement dense avec ceux qui étaient avec lui en inter-coalition composée du PDS et d’autres formations dont l’ancien maire de Dakar Kalifa Sall. Selon l’endroit où chaque formation pense être la plus forte, on appelait les gens à voter pour le partenaire mais ces gens s’étaient mis d’accord pour dire si on arrive à la présidentielle, chacun est libre d’être candidat. On pense que c’est la dispersion des oppositions mais ce n’est pas une dispersion à proprement parler, c’est ce qui était retenu dans l’inter-coalition mais ça se prépare et chaque camp s’y met. Il y a Khalifa Sall qui a été condamné non pas pour des questions de gestion à la mairie de Dakar mais pour des accusations de viols érigés en crime. Le minimum pour ce délit est 10 ans. Il est également condamné dans une autre affaire de diffamation à payer 200 millions de Francs CFA, mais constitutionnellement l dans le cas du Sénégal, on n’a jamais entendu cela. Il a été en première instance condamné à payer 200 millions plus deux mois de prison avec sursis. L’accusateur ministre à l’époque disait que son honneur a été lavé mais il interjette appel de même que le procureur et on a confirmé les 200 millions et porté l’emprisonnement à 6 mois. Si vous êtes condamné à 6 mois même avec sursis vous ne pouvez pas vous présenter. Dans le code électoral, il y a une disposition qui stipule que pour être candidat, il faut être électeur, pour être électeur, il faut s’inscrire sur une liste et pour s’inscrire sur une liste, il faut n’avoir pas été condamné. Voilà la gymnastique politico-intellectuelle qui a été introduite et finalement le cas de Khalifa est à problème. Le cas de Karim Wade était pareil en 2019 sauf que depuis octobre 2020, il n’est plus concerné par cette histoire-là parce que la Cour qui l’avait condamnée n’avait jamais demandé qu’il perde ses droits politiques, l’inégibilité ne peut pas être une sanction définitive. Donc les 5 ans de condamnation, Karim les a bouclés depuis octobre 2020 et selon ses avocats, il peut se présenter mais il y a un flou ici et c’est un combat. Khalifa Sall encore suspendu à la volonté du président qui n’ayant pas donné une position claire sur sa candidature ou non rend la situation politique floue et tout est figé. Ousmane Soncko ayant dit qu’il n’a plus confiance a appelé à une désobéissance civique et il est le premier à appliquer cette consigne. Il ne veut plus aller répondre aux accusations devant la justice.

Y a-t-il une coalition de l’opposition ou aurons-nous une multitude d’oppositions ?

Oui, il y a une coalition contre Macky Sall pour aller aux élections présidentielles mais ce ne sera pas judicieux. Au Sénégal, l’on pense que ce sera une erreur que l’opposition se mette ensemble pour envoyer un seul candidat aux élections, Macky Sall va gagner. C’est pourquoi il y a beaucoup de candidats annoncés. Il y a une très forte coalition mais elle est déjà entrée en contradiction à l’intérieur.

Est-ce que le Sénégal peut sortir de cette situation ?

Ce n’est pas évident. C’est très difficile. Il peut encore avoir d’autres violences tant que la situation n’est pas clarifiée. Il y a eu encore après la marche du 12 Mai dernier. Macky Sall cherche à utiliser ce flou pour se représenter. Le flou a été créé volontairement en se disant que les sénégalais n’étaient pas suffisamment vigilants en 2016 car ce qui s’est passé en cette année-là, ce n’est pas une nouvelle constitution, c’est juste quelques articles qui ont été touchés. La dernière constitution révisée l’a été en 2001. Donc Macky veut utiliser le flou qu’il y a dans la durée du mandat qui est de 5ans renouvelable une seule fois. Il se trouve que c’est lui-même la phrase « Nul ne peut faire plus de deux mandats consécutifs » et ses adversaires le lui disent.

Réalisation : Ange M’poli M’TOAMA

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