Son arrivée à Thiaroye
«[…]. Ma famille m’avait confié à un maître coranique du nom de Ndiawar Wade. Nous étions établis non loin de l’emplacement où se trouve l’actuelle Grande Mosquée de Thiaroye à Tally Diallo. Je venais juste de boucler mes dix années, lorsque les événements de Thiaroye sont survenus. Il faut dire que peu avant ces événements, les tirailleurs Sénégalais qui avaient débarqué de la France et étaient établis au Camp militaire de Thiaroye, s’étaient déjà bien intégrés. Ils avaient des contacts réguliers avec les populations, parce qu’ils ne restaient pas tout le temps cantonnés au camp. Ils offraient des habits et de la nourriture aux populations. C’étaient des Africains comme nous et donc le contact s’est vite établi. Nous étions très admiratifs en les regardant et eux, en retour, étaient contents de retrouver la chaleur africaine après leur long séjour en France. […] L’armée coloniale française, qui avait le contrôle du camp militaire de Thiaroye, était très crainte par les populations locales. […]»
«Un notable avait prédit qu’un jour sombre allait survenir à Thiaroye»
«À l’époque, les notables de Thiaroye se regroupaient toujours pour discuter ou annoncer des événements qui pourraient survenir. Un de ces notables du nom de Malick Mboup, au cours d’une rencontre
devant le domicile de Diawar Diagne, avait prédit qu’un jour sombre allait survenir à Thiaroye. Et il avait demandé que lorsque ce jour arriverait que tous les habitants de Thiaroye restent cloitrés chez eux dès l’aube. Avait-il senti quelque chose ? Lui avait-on soufflé quelque chose ? Ou alors avait-il constaté un sentiment de révolte chez les tirailleurs avec qui il discutait à leur sortie du camp ? Personne ne sait.»
«Tout a commencé entre 08 H 30 et 9h»
«[…] L’utilisation du clairon tous les mardis ou les mercredis, était un moyen d’informer, d’alerter et de mettre en garde ces populations riveraines du camp sur l’imminence des exercices de tirs. Les populations étaient ainsi tenues de se tenir éloignées du camp. À l’époque, il n’y avait que deux quartiers à Thiaroye : Layenne et Pikini Bougoul. Nous étions de jeunes talibés et la nuit, on sortait chercher de l’eau dans le marécage situé dans l’actuel emplacement de Santa Yalla. Le samedi [30 novembre], quand nous nous sommes approchés du camp [il n’y avait pas de mur de clôture, juste des barbelés], nous avons aperçu des chevaux rouges, d’autres étaient de couleur blanche.
Ils étaient montés par des spahis. Une jeep suivait. Ils sont sortis du camp et ont fait le tour des deux quartiers de Thiaroye. Vraisemblablement, quelque chose se préparait. Le lendemain, coïncidant avec le dimanche 1er [décembre], dans la matinée, était jour de congé pour les talibés. Je suis retourné dans ma famille et avec d’autres garçons, nous devions conduire le bétail dans un pâturage situé dans un marécage juste à quelques mètres du camp. Quand nous sommes arrivés près du marécage, j’ai choisi de nouer autour de mes reins la corde avec laquelle je tenais le mouton.
C’était une manière pour nous d’éviter que les moutons se cognent entre eux […]. Alors que nous surveillions le bétail, des coups de feu ont éclaté. Je sais qu’il était entre 8h30 et gh du matin. Le crépitement des balles était impressionnant. Un véritable concert de coups de feu qui ont affolé le bétail. Le mouton sur lequel je veillais s’est échappé et s’est enfui, m’entrainant dans sa folle course. J’ai été sauvé par un certain Mbarick Kounta, un Maure qui a réussi à rattraper le mouton pour l’immobiliser et enlever la corde. Nous sommes revenus près du pâturage.»
«À travers les barbelés, nous avons aperçu le commandant…»
«Quand nous sommes revenus sur nos pas, personne n’avait remarqué notre présence. À travers les barbelés et compte tenu de nos petites tailles, personne ne pouvait soupçonner qu’il y avait des témoins. Nous avons aperçu le commandant (un blanc) monter sur une table. Les tireurs étaient alignés. C’étaient la débandade dans les rangs des tirailleurs. Puis nous avons entendu le commandant (un blanc) crier : «Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous !» J’ignore s’il demandait à ceux qui tiraient d’arrêter ou s’il demandait aux tirailleurs d’arrêter de courir.
Je confirme avoir vu de mes propres yeux ceux qui tiraient et comment ils étaient alignés. J’ai également vu comment des tirailleurs, sortis des tentes, s’étaient brusquement trouvés face à ceux qui leur tiraient dessus. Je n’étais pas le seul, d’autres ont entendu et ont vu. Ils peuvent le confirmer. J’ai également vu de longs camions bleus et je soupçonne qu’ils ont servi à transporter les corps. Vers quelle destination ? Je l’ignore.»
«Je n’ai jamais revu le tirailleur qui m’avait offert un pull»
«Lorsque les tirs ont cessé, Thiaroye, secoué par le crépitement des balles, était subitement retombé dans le calme. Dans les quartiers, tout le monde avait compris qu’un drame venait de se produire. Tous les habitants sont restés dans leurs maisons. Personne n’osait sortir. Bien après, des notables de Thiaroye, dont Baye Diawar Diagne, Baye Mor Guèye, Baye Ibra Boye, Mor Ngom, entre autres, ont constitué une délégation pour aller discuter avec les autorités du camp militaire de Thiaroye.
J’ignore s’ils ont été reçus ou pas. Les jours qui ont suivi, Thiaroye est resté comme plongé dans une profonde torpeur. On n’avait plus de nouvelles des tirailleurs qui avaient noué des relations fraternelles avec les populations. Je me souviendrai toujours de ce tirailleur du nom de Khaly qui m’avait comme adopté, alors que j’étais au daara et qui m’avait offert un pull pour me protéger du froid. Depuis ces évènements du dimanche, je ne l’ai plus jamais revu. Aujourd’hui, ces souvenirs continuent de me hanter à chaque fois qu’approche la date de cette triste commémoration.»